Portraits 6 minutes 28 juin 2021

Interview de Mohamed Cheikh : "Je n'ai pas fait Top Chef pour devenir une star"

Vainqueur face à Sarah en finale de Top Chef 2021, Mohamed Cheikh a raconté au Guide MICHELIN les coulisses de l'émission. Il revient aussi sur son parcours, sa philosophie et ses projets pour l'avenir…

Le Guide MICHELIN : Racontez-nous un peu votre aventure Top Chef…
Mohamed Cheikh : Première chose, beaucoup n'auraient pas misé pour moi ! J'ai mis beaucoup de temps à m'adapter. C'est très particulier. Le premier jour, on avait interdiction d'aller sur le plateau tant que ça n'avait pas commencé. Quand on arrive dans les cuisines on se dit "Waouh". C'est très grand. Chacun va à son poste. Là, les jurés arrivent, et on est encore plus ébahis. Ils ont une oreillette, ils parlent avec la régie, c'est très bizarre. Et là on nous donne un thème et c'est parti. Tu redeviens novice, tu galères, tu oublies des ustensiles, tu fais des allers-retours, tu cavales. Tu fais de trop grosses quantités. Tu vois dans les premiers épisodes que tout le monde cherche ses marques.

Quelle a été pour vous la plus grande difficulté dans l'émission ?
Clairement, la plus grande difficulté, c'est le stress. Le mauvais stress. Pour contrer ça je suis rentré avec une philosophie simple, je me suis dit : Mohamed, il faut que tu prennes du plaisir. Il faut que tu t'amuses. Je ne voulais pas arriver avec des nœuds à l'estomac et au cerveau, avec la peur de sortir du concours. Si tu pars comme ça, impossible de profiter du truc.

Qu'est-ce qui a fait la différence entre vous et Sarah en finale ?
A mon avis, c'est le style de cuisine. Sarah n'a pas de codes, fait des associations de fou, ce qui est sa force, mais ça peut ne pas plaire à certains. De mon côté je suis plus dans la cuisine traditionnelle revisitée : si c'est bien fait, ça marche toujours, ça touche le plus grand nombre. Un bon jus, une bonne sauce, une bonne cuisson, et c'est gagné. Il y a peut-être aussi la capacité d'adaptation. Je me suis dit : Mohamed, tu as un événement à faire au George V, il ne faut pas que tu te foires. Je n'avais même plus le concours en tête. Il y avait 80 couverts, il fallait assurer. J'ai l'habitude des grosses structures, j'ai fait des banquets, je l'ai joué le plus carré possible.

Les plats à partager de Manzili, au Jardin des Plantes à Paris. ©TheTravelBuds
Les plats à partager de Manzili, au Jardin des Plantes à Paris. ©TheTravelBuds

Diriez-vous que Top Chef donne une image fidèle des candidats ?
Oui, à 100%. Ce que je dis dans l'émission, on ne me l'a pas fait dire. Après ils font des montages, obligatoirement, mais notre personnalité est bien là. C'est sincère. Et je suis très content de ce que j'ai vu de moi à la télé. D'ailleurs, les gens qui ne me connaissaient pas me disent que je suis le même en vrai qu'à la télé, ce qui me semble tout à fait logique.

Pourquoi vous êtes-vous lancé dans cette aventure ?
Ce qui est certain c'est que je n'ai pas fait Top Chef pour devenir une star. Je l'ai fait pour me challenger, et voir ce que je valais par rapport aux jeunes chefs de ma génération. Ce n'était pas pour passer à la télé où être connu. Je me disais : 'va voir ce que tu vaux, va te traîner un peu dans la boue'. C'est à partir de la diffusion de ma victoire (le 9 juin dernier) que j'ai pris conscience de l'ampleur du truc. On a commencé à me dire 't'es un exemple pour plein de gens', j'ai reçu des messages très touchants de Pierre Gagnaire, Régis Macron, Jérôme Banctel et d'autres... Aujourd'hui, j'ai le sentiment d'exister. C'est un métier où on n'a pas beaucoup de reconnaissance au quotidien. Et là, autant de soutien, j'en ai pleuré. Top Chef, c'est du haut niveau. Pour moi, c'est un concours qui est légitime. Pas de la même façon que le MOF ou Bocuse d'Or, bien sûr, mais ça pèse lourd. Sur mon CV, il y a écrit : gagnant de Top Chef.

Quel a été le moment le plus fort, pour vous, dans Top Chef ?
Le moment qui m'a le plus marqué, c'est le passage de Pierre Gagnaire. Honnêtement, je l'ai vu débouler comme s'il tombait du ciel. Il est incroyable. Cette gentillesse, ce bonheur qu'il porte en lui… A la fin d'une épreuve, il a eu des mots très flatteurs envers moi, je n'en revenais pas. J'ai plein d'autres bons souvenirs, j'ai kiffé du début à la fin. On a créé des liens très forts, il n'y avait presque pas de concurrence. J'ai osé dire en finale que ce n'était pas une bataille mais un match amical. Je le pense vraiment.

Mohamed Cheikh ©DR
Mohamed Cheikh ©DR

Comment se prépare-t-on pour l'émission ?
J'ai énormément bossé avant le concours. Je me souviens avoir passé le mois d'août dernier à faire des crèmes pâtissières et des génoises dans mon appartement, par 37°C, j'étouffais. Obligé de réviser les fondamentaux ! Du matin au soir, je retravaillais les bases, les techniques de cuissons, du salé, du sucré… Mais il y a quand même des épreuves qui m'ont pris par surprise. L'émission est pensée pour ça.

Dans Top Chef, vous avez beaucoup parlé de vos origines algériennes, et des discriminations que vous avez subies. Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
J'ai grandi à Fontenay-sous-Bois, dans le 94, j'ai un frère et une sœur. Mes parents sont Algériens immigrés, devenus Français ensuite. Je suis donc, selon l'expression consacrée, issu de l'immigration, avec la double nationalité. Je me considère surtout comme Français, et d'ailleurs quand je vais en Algérie, eux me considèrent comme un Français ! En gros, en Algérie je suis immigré, et en France je le suis aussi. C'est un problème pour plein de jeunes comme moi, qui vivent mal le truc et se disent : attends, je suis la risée de la société, je ne suis ni Français ni Algérien, personne ne m'aime, je ne suis nulle part chez moi. Les gens ne se rendent pas compte à quel point ça peut être dur à vivre.

Donc, en arrivant à Top Chef, je me suis dit : "Ce concours va être intéressant. On va forcément me parler de mes origines, il ne faut pas que j'en aie honte. Je m'appelle Mohamed Cheikh, j'ai une peau bronzée, comme disent certains, je ne vais pas cacher d'où je viens.' Au final, voir une bonne partie de la France me suivre et me soutenir, c'est puissant. Pour moi c'est cela, la réussite : se sentir reconnu par les gens de ce pays, après avoir passé autant de temps à justifier que j'étais Français. Ça paraît con de dire ça, mais c'est sincère. C'est mon ressenti, c'est mon vécu.

Manzili ©TheTravelBuds
Manzili ©TheTravelBuds

Et ces origines ont aussi marqué votre philosophie de cuisinier.
J'ai une vraie passion pour la Méditerranée, ce n'est pas un secret. Cela remonte aux voyages avec mes parents en Espagne, en Italie, en Grèce, et à la cuisine de ma grand-mère. C'est tout cela qui m'a inspiré pour devenir cuisinier. J'ai une passion pour les cuisines identitaires, qui procurent des émotions incroyables, que ce soit en Afrique noire, en Asie, au Maghreb ou ailleurs.

Le Guide MICHELIN a créé en 2020 l'Etoile Verte, pour accompagner l'éclosion d'une cuisine plus durable. Est-ce que vous vous sentez concerné par cette question ?
Evidemment. Quand tu vois que dans des grands restaurants on taille le ris de veau à l'emporte-pièce, qu'on prend juste le dos du bar, qu'on utilise des kilos de bœuf juste pour faire un jus, tu te dis qu'il y a un problème quelque part. Très vite, ça m'a marqué. J'ai grandi dans une famille où on avait un petit budget, où on faisait attention aux quantités, et pour moi le gaspillage est inacceptable. Il ne faut pas qu'un animal soit mort pour rien. Quand j'ai eu mon premier poste de chef (pour le groupe Accor), le groupe était déjà engagé dans un processus durable. On a joué le jeu : on a commencé à faire des bouillons d'épluchures, des jus végétaux. On a réussi à faire un jus de viande sans viande, avec des champignons, des oignons... C'était fabuleux. On gagne de l'argent, on économise du vivant. On a continué : au lieu de faire du cabillaud et des poissons nobles, on utilisait chinchard, congre, vive, en plat du jour. Du maquereau aussi : personne ne mange de maquereau, alors que c'est extraordinaire, c'est de la bombe ! Voilà la responsabilité du chef. A Manzili, j'ai trois mots d'ordre : petits producteurs autant que possible, produits de saison, juste quantité dans l'assiette. Mon grand plaisir, c'est que toutes les assiettes sont vides, c'est la première fois que ça m'arrive. Le pain, c'est plus dur, mais on donne nos restes à des gens dans le besoin. Je ne suis pas la star de l'écologie, mais je prends mes responsabilités.

À LIRE AUSSI : L'Étoile Verte du Guide MICHELIN en 6 questions

Manzili ©TheTravelBuds
Manzili ©TheTravelBuds

Comment analysez-vous l'évolution de la gastronomie aujourd'hui, d'une façon plus générale ?
Je sens que l'envie et la philosophie des clients est en train de changer. Je me demande si l'on n'arrive pas au bout de l'idée du grand restaurant gastronomique où on va pour avoir coché une case, pour dire 'j'y étais', et où on ne retournera pas forcément. Aujourd'hui, les gens sont plus en demande de lieux de vie, où ils prennent du plaisir et où ils ont envie de revenir souvent. La jeune génération ne veut plus de tables guindées où on n'a pas le droit de rire trop fort, où on doit mettre une veste de costume et où les additions s'envolent. Les budgets changent, les mentalités changent. Partout la street-food monte en gamme, touche de plus en plus de monde. Quand tu vois Olivier Bellin qui fait de la street-food autour du poisson, Michel Sarran qui fait des croque-monsieur, Eric Frechon qui fait céleri rémoulade à Lazare, tu ajoutes à ça le remplacement d'Alain Ducasse par Jean Imbert au Plaza Athénée (voir notre article actu du 22 juin), et l'envie de simplicité de toute une jeune génération, tu comprends que les choses bougent. Je trouve génial, par exemple, ce que le Guide MICHELIN fait en Asie, avec une sélection de petites tables de rue : c'est là que j'ai envie d'aller quand je voyage.

Manzili, votre restaurant éphémère, sera ouvert au jardin des Plantes jusqu'en octobre. Qu'est-ce que vous préparez ensuite ?
Il y a en gros deux directions que je peux prendre. L'une, c'est me lancer dans un restaurant gastronomique au sens "classique" du terme, essayer d'aller chercher une étoile au Guide MICHELIN : quand on a un parcours comme le mien on est obligé d'y penser. Je crois que j'en ai les capacités. L'autre possibilité c'est d'ouvrir un lieu à mon image, vibrant et vivant, avec une cuisine peut-être moins ambitieuse, mais une ambiance et un esprit qui me correspondrait plus. Honnêtement, je n'ai pas encore tranché entre ces deux options. Pour l'instant je me concentre sur Manzili, mon projet éphémère au Jardin des Plantes à Paris, qui sera ouvert jusqu'au 3 octobre.

Photo d'illustration : C. Sirdey/MICHELIN

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