Portraits 3 minutes 08 janvier 2024

Crislaine Medina, Cheval d'Or, Paris : « Dans les vins nature, il y a un côté outsider qui me ressemble »

Née au Cap-Vert, immigrée illégale aux Etats-Unis pendant 17 ans… Rien a priori ne prédestinait cette transfuge de classe à embrasser le monde du vin naturel. A 38 ans, la très cool co-boss du Cheval d’Or, ex-sommelière au Rigmarole (Paris), revendique une « cuisine inclusive » et déniche des vins à son image : hors normes... A l'image de notre nouvelle saga, dédiée aux personnalités extra-ordinaires de la restauration !

Paris by Le Guide MICHELIN

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« Cheval d’Or Restaurant chinois » lit-on au fronton de l’établissement. Qui dirait que derrière cette façade rouge inchangée depuis 1987 planque désormais une table branchée ? Sa cuisine d’auteur,   « asiatique » mais surtout « éclectique, revisitée à travers la tradition française ou… l’inverse ! » n’a pas échappée aux radars des inspecteurs du Guide Michelin. Lesquels lui ont d’ailleurs décerné un Bib Gourmand. C’est ici, sur les hauteurs de Paris, dans le tranquille quartier du Jourdain, que Crislaine Medina nous reçoit, quelques heures avant le service du soir.

A 38 ans, cette sommelière formée aux Pipos (bistrot à vin emblématique du quartier Latin) puis au Rigmarole (restaurant du 11e arrondissement) s’est associée à son compagnon Luis Andrade (ex-Clown Bar et Fripon), Hanz Gueco (un ancien de Verjus) et Nadim Smair (formé chez David Toutain). Ensemble, ils ont repris les rênes du canasson. Béton ciré, murs bruts, cuisine ouverte, décor minimaliste… Trois ans après le décès tragique de son ancien chef Taku Sekine, le Cheval d'Or galope de nouveau, entièrement repensé.

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Les cuisines du Cheval d'Or en ébullition avant le service du jeudi soir. © Tina Meyer - Guide Michelin France
Les cuisines du Cheval d'Or en ébullition avant le service du jeudi soir. © Tina Meyer - Guide Michelin France

Transmission

Depuis la réouverture en août dernier, Crislaine a recruté deux jeunes sommeliers : « Taiki Sakurai est Japonais, et Slim, d’origine tunisienne. Ce sont deux passionnés, chacun avec sa culture, son histoire. Je me vois un peu en eux, mais ils ont beaucoup plus de connaissances que moi à leur âge ! Ils m’inspirent et m’apprennent. » dit-elle humblement. Résultat ? Une carte de vins atypique, aux influences internationales. A l’image de cette équipe métissée : « On n’a pas fait exprès, mais le chef Hanz est Philippin né en Australie, tandis que Luis est Cap-Verdien né au Portugal, et Nadim Palestinien ! » s’amuse la jeune femme. Fière de sa culture hybride, cette polyglotte jongle entre français, créole, anglais, portugais.

« Je suis née sur l’île de Fogo dans l’Atlantique, à environ 500 km des côtes sénégalaises » raconte-t-elle. A l’âge de 3 ans, sa mère émigre aux Etats-Unis, dans le New Jersey, et l’embarque avec elle. Militante, elle s’échine à parler à sa fille en crioulo  (le créole cap-verdien, NDLR), et ne mitonne que des plats cap-verdiens ou africains. Crislaine sourit. « Ce qui est fou c’est que ma mère ne savait même pas cuisiner, au début. Par exemple, la première fois qu’elle m’a cuisiné notre plat national, la cachupa (sorte de ragoût à base de maïs et haricots secs, NDLR), c’était raté ! Et c’est moi qui lui ai dit que c’était raté, du haut de mes 3 ans. C’est avec moi, pour moi, qu’elle a perfectionné sa cuisine. » La jeune femme marque une pause.  « Plus que les plats, c’est ça dont je me souviens et qui m’intrigue : cet effort incroyable qu’elle a mis pour partager à sa façon sa culture avec moi. Notre culture ».

Brillante élève aux Etats-Unis, Crislaine n’en est pas moins sans-papiers jusqu’à la veille de ses dix-huit ans. Impossible de rejoindre une Université au pays de l’Oncle Sam. Mais la France l’accepte, et elle décide de poursuivre ses études en Littérature comparée à l’Université Américaine de Paris. « Je gérais quatre jobs étudiants en même temps. J’étais seule. C’était très dur » lâche-t-elle sobrement. « En même temps, je pense que devoir survivre m’a permis d’acquérir une résilience, et cet état d’esprit qu’il y a toujours une solution à tout. »

Crislaine Medina © Tina Meyer - Guide MICHELIN France.
Crislaine Medina © Tina Meyer - Guide MICHELIN France.

L’importance du collectif

« J’ai grandi enfant unique avec une mère célibataire, une femme noire, aux Etats-Unis, immigrée… Je me suis longtemps dit que moi aussi je devais toujours me débrouiller seule, ne pas montrer mes émotions, être forte. Eh bien, je suis complètement à l’opposé aujourd’hui ! » conclut-elle en riant.

« En vérité, on ne fait jamais rien tout seul ». Et de citer celles et ceux qui l’ont aidée. L’ancien patron des Pipos tout d’abord (dans le 5e arrondissement parisien), avec qui elle apprend à goûter les vins, « un bistrot franco-français, fief beaujolais, où défilaient des vignerons stars mais simples humainement, comme Jean Foillard, Lapalu, Georges Descombes… » Plus tard, en arrivant au Rigmarole, dans le 11e arrondissement, elle croise la route de Francesca Tradardi, sommelière experte passée par les caves du Septime, avec qui ses patrons ont l’habitude de travailler. « J’ai demandé à Francesca comment elle voyait la future carte du resto. Elle m’a fait parler des vins que j’aimais  des OVNI pour certains ! Elle m’a écoutée, puis à la toute fin, m’a balancée : tu sais quoi Crislaine ? Cette carte de vins, c’est toi qui vas la faire. »

Ce n’est pas un hasard non plus si la société qu’elle a créé s’appelle Disgadja. En créole cap-verdien de la rue, « disgadja » c’est « un mot qui englobe plein de choses, qui veut dire en gros « débrouille-toi, « fonce ! » « force et courage » explique-t-elle. « La beauté, c’est la communauté. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre ça, j’ai longtemps refusé qu’on m’aide. C’était une erreur. Cheval d’Or tel qu’il est aujourd’hui existe non pas grâce à moi, mais grâce à tous les gens qui en font partie ».

© Tina Meyer - Guide MICHELIN France
© Tina Meyer - Guide MICHELIN France

Les vins comme autant de passeports

Son visage s’illumine. « Quand j’ai créé ma toute première carte de vins pour le Rigmarole, avec cet angle très international, je me suis dis : c’est moi ! » s’exclame-t-elle. « Enfin, je peux créer une carte qui me ressemble, que je suis contente de partager. Parce qu’au bout du compte,  je ne suis pas issue du sérail, je n’ai pas envie de faire semblant. Mes cartes de vin, c’est mon histoire. » 

Quand on lui demande ce qu’elle pense du petit mondovino français, réputé pour être très académique, voire fermé, elle nuance : « Honnêtement, je sens que les choses évoluent. C’est ça qui est intéressant dans le vin : c’est élitiste, mais ça peut aussi être très simple. Personnellement, je ne suis pas trop technique. 90% des clients au resto ne connaissent pas le vin ! » pointe-t-elle. « Je ris souvent quand les sommeliers vont trop dans le détail. C’est comme si un chirurgien commençait à me décrire une opération alors que je veux juste savoir si ça s’est bien passé ! »

Pour elle, le plus important dans son métier est d’établir « une connection ». Dans quel état d’esprit le client vient-il manger ? Cherche-t-il à découvrir, être surpris, ou veut-il rester dans sa zone de confort ? « Qu’est-ce que vous voulez partager avec moi ? C’est la question que je pose toujours à la personne qui s’occupe des vins dans un restaurant » rappelle cette idéaliste.

Même si elle se défend de ne boire « que ça », « Dans les vins nature, il y a un côté outsider qui me ressemble » analyse-t-elle. Si elle en a ras-le-bol qu’on l’érige en modèle (« Jusqu’à récemment, toutes les interviews que j’ai faites, c’était parce que j’étais une femme de couleur dans le vin. Résultat, j’ai perdu confiance en moi, j’ai même eu le syndrome de l’imposteur »), elle revendique un militantisme quotidien, notamment sur un sujet comme l’immigration, forcément sensible pour elle. « La gastronomie soit-disant française est souvent faite par des immigrés sans papiers. On devrait s’organiser dans la restauration pour faciliter la régularisation de tous ces gens qui nous font vivre !  » 

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