« Vous savez, aujourd'hui, manger dans un restaurant étoilé, c’est avant tout vivre une expérience ». Affirmée par Sébastien Bras, chef aubracien on ne peut plus éloigné des mondanités urbaines et du story-telling, la phrase résonne fortement. « Nos clients veulent vivre un moment unique, qu'ils ne pourront pas trouver ailleurs », poursuit la toque du Suquet, au volant de son Land Rover. Nous sommes fin septembre, et cela fait depuis plusieurs jours qu'il nous a embarqué dans un road trip épique sur les lacets de l'Aveyron, à la rencontre d'artisans du terroir.
« Prenez un geste tout simple, comme cette miche de pain rustique que le chef de rang apporte au début du repas », poursuit-il. « Depuis une vingtaine d'années, au restaurant, nous gravons sur chaque pain le nom de celui ou de celle qui aura réservé la table. Comme une sorte de rond de serviette pour nos habitués ! » L'idée était « d’aller plus loin dans la personnalisation et l’attention portée au client, pour que ce dernier se sente unique ». Une signature sur mesure rendue possible, car l'établissement a la chance d’héberger au sein de ses cuisines une boulangerie.
À table, le geste fait mouche. « C’est une vraie surprise pour nos clients, ça les touche », analyse le chef. « On leur présente ce pain signé main quand ils passent à table, avec cette formule : 'fait par nos boulangers à votre attention'. Il y a toujours une petite émotion. Le pain est un élément très symbolique, de partage et d'hospitalité. Nous 'cassons la croûte' ensemble. Nos clients ne sont plus un simple numéro de réservation, ils se sentent invités, ils sont nos hôtes » conclut le cuisinier. On songe à la formule de Brillat-Savarin, mythique gastronome et écrivain culinaire : « convier quelqu'un, c'est se soucier de son bonheur tout le temps qu'il est sous votre toit ». Et si c'était cela, précisément, qui distinguait le grand restaurant ? Cette attention subtile portée au client ?

Le fantasme ultime d'un repas sur mesure
Changement de décor. Cap cette fois dans le Pas-de-Calais, à Busnes (1h30 du Touquet). Au sein du Deux-Étoiles Christophe Dufossé, abrité dans un hôtel Deux-Clefs MICHELIN (le Château de Beaulieu), tout commence par le potager. Et autant vous dire qu'il ne s'agit pas de quelques jardinières maigrelettes, d'où dépassent un brin de persil ou de basilic ! Dans cet écrin verdoyant (reportage ici), un épatant écosystème en permaculture de près de 8 hectares alimente le restaurant gastronomique et la brasserie baptisée Côté Jardin. « Je suis aujourd'hui autosuffisant à 80% en fruits et légumes et à 100% en herbes fraîches » s'enorgueillit ce Ch'ti d'origine, qui a grandi en Alsace.
Inaugurée en 2014, dans l'esprit des tables du chef, « La salle à manger du chef », est un espace à part, prévu pour 4 à 10 convives, entièrement privatisable. Après que la tablée aie au préalable choisi « douze ingrédients parmi une liste de vingt produits de saison, adressée 48 heures à l’avance », le jour J, le chef vient avec cette sélection... Et improvise un plat sur deux, d’un menu en 7 services, sous vos yeux ! Derrière le show culinaire, on retrouve « cette idée du chef à domicile, du chef privé qui cuisine spécialement pour vous un plat que personne d'autre ne mangera » décrypte le porte-parole de l'établissement.

Des marqueurs identitaires propres à chaque restaurant
Sans forcément parler de plats créés sur mesure (ou personnalisés) pour un client bien précis, on peut aussi évoquer ces marqueurs identitaires propres à chaque restaurant, qui là encore rendent le moment spécial, unique. Ainsi ce rituel, à La Grenouillère, juste avant de passer au dessert. Le serveur creuse deux petits trous dans des rayons de miel directement extraits du rayonnage d'une ruche... Pour vous servir des cuillères du précieux nectar, sur lesquelles il ajoute une pointe de jus de citron. Ou cet autre, chez JU, au cœur du Luberon, quand le chef Julien Allano invite ses convives à quitter leur table pour se rendre en cave et y choisir eux-mêmes les fromages qu’ils dégusteront. « Un moment privilégié et convivial qui crée une émotion, un souvenir », explique-t-il.

Idem avec le gâteau de semoule apporté à même le plat d'Omar Dhiab (Paris). Une recette de famille « à la texture proche d’un flan, généreusement parfumé à la fleur d’oranger, caramélisé, avec des raisins de Corinthe ». Servi directement à la cuillère, à la toute fin du repas, en guise de mignardise, il clôture le repas « en partageant un souvenir d'enfance authentique, qui me ressemble », explique le jeune homme. Un geste qui dit générosité et gourmandise, mais aussi les origines orientales et la jeunesse de ce trentenaire à cheval entre deux cultures, élevé en France par un père Égyptien et une mère Tunisienne. « C'est la recette de ma mère, inspirée de la basboussa égyptienne. Je l'ai juste travaillée pour la rendre plus gourmande et crémeuse » précise-t-il.

Parfois ce marqueur ne s’ingère d’ailleurs pas. À l'instar du bar à savons de Faubourg Daimant. Baptisé Le Boudoir, ce cocon donnant sur les toits de Paris, abrite une dizaine de flacons pompe, bien alignés au-dessus d'un monumentale double vasque d’époque. À l'intérieur ? Des fragrances végétales, florales et fruitées, que vous ne retrouverez pas ailleurs.

Chez Arborescence, près de Lille, chaque convive reçoit un petit éventail illustrant de manière poétique le repas dégusté, ainsi qu’un petit cake parfumé à la cire thaïlandaise, clin d'œil aux origines de Nidta Robert, la cheffe sommelière, épouse du chef. Au sein du restaurant Osma, dans le Perche, le chef Valentin Barbera a imaginé en début de repas un rituel avec une serviette chaude sur table, chauffée à la vapeur de feuille de figuier en été, et de feuille de pommier le restant de l’année... Deux arbres très présents autour du restaurant.

L'art de clôturer un repas en beauté
Prolonger le repas, soigner le final, pour que le client s'en souvienne : c'est aussi ce qu'a voulu faire Christophe Dufossé. Son énorme chariot de confiseries et mignardises, où absolument tout est fait maison, vous arrache des « oh ! » et « ah ! » de ravissement. Mais on peut aussi citer le cérémonial du café qu'il a instauré. « Quand on y réfléchit, le café c'est le tout dernier souvenir qu'on garde, après le pre-dessert et le dessert », souligne-t-il.

Premier spécialiste à décrocher le titre de Meilleur Ouvrier de France torréfacteur en 2018, Vincent Ballot a conçu un café signature dont le mélange a été spécialement réalisé pour et avec Christophe Dufossé. Orchestré par Stéphane Chavaudra, chef sommelier du restaurant étoilé, ce rituel est l'exact opposé d'un expresso. Les grains sont moulus devant le client, la mouture recueillie dans un filtre disposé en haut d'une carafe chemex... L'expert verse de l'eau brûlante en plusieurs fois, pour obtenir un goutte à goutte subtil. « Une façon de dire à notre client qu'on prend le temps pour lui. On prend le temps de faire bien les choses, dans un vrai geste d'artisan », résume le chef.
Même esprit en Haute-Savoie, dans le petit village de Machilly. Le Refuge des Gourmets propose des infusions maison avec les herbes sauvages cueillies par le chef Hubert Chanove, et celles de l'herbier du restaurant, réalisées (et servies par) Fanny, l'épouse et directrice du lieu.

Préparer le repas bien en amont : le rôle-clé de la « conciergerie de table »
Parfois, cet art de recevoir confine à l'obsession. Vanessa Massé, fondatrice de Pure & V (Nice) reconnaît porter une attention extrême au client : « J’accueille chaque client personnellement à la porte, par leur prénom, et ils doivent avoir leur verre rempli d’eau une minute et trente secondes après leur arrivée », précise-elle. De même, cette perfectionniste n’hésite pas à se renseigner sur vous, vos goûts, notamment via les réseaux sociaux. Si vous avez réservé chez elle, il est possible qu’elle en sache déjà beaucoup à votre sujet ! Et fera par exemple particulièrement attention à la cuisson de votre viande, si vous avez laissé un commentaire à ce sujet sur un site notant les restaurants. Et si vous revenez pour une deuxième fois, elle se souviendra de vous, « J'ai une grande mémoire des têtes et des noms », lance-t-elle, l'œil rieur.

Une autre personnalité culinaire obsédée par l'art du service, c'est le chef Yannick Alléno. Cumulant pas moins de dix-sept restaurants et quinze Étoiles MICHELIN dans le monde, ce dernier met un point d'honneur à soigner ces mille et un petits gestes, qui font ce qu'il appelle le « grand restaurant ». Pour lui, cela relève du « théâtre, du spectacle vivant » : « Tous les clients sont en quête d'une empreinte mémorable, d'une trace émotionnelle plus que matérielle », explique-t-il dans son ouvrage Tout doit changer. Quel service pour le grand restaurant ?, publié en 2021 à compte d’auteur. « Nos clients recherchent quelque chose de plus. Personne n'a envie de sortir d'un Trois-Étoiles MICHELIN en disant 'c'était bon' », pointe-t-il. « Il faut apporter un 'plus' qui ne s'effacera pas de la mémoire. »
C'est d'ailleurs là tout l'art de ce qu'il nomme la « conciergerie de table ». Laquelle débute selon Alléno bien avant le repas : lors de la réservation, où il s'agira de comprendre très rapidement le contexte et les goûts des hôtes. Concrètement ? « Une cliente qui avait déjà dîné à L'Abysse a mentionné le saké à la truffe, qu'elle avait beaucoup aimé. Même si elle réservait pour un autre restaurant du Pavillon Ledoyen nous avons bien sûr noté l'information, elle retrouvera à un moment le saké qu'elle a aimé, accompagné, pourquoi pas, d'un sushi. » De quoi faire rêver. Si seulement le quotidien pouvait être aussi doux !

Photo de Une : Le pain fait sur place au Suquet par les équipes du chef Sébastien Bras, et personnalisé avec le nom de famille du client © Joan Paï.