« Et voilà ma Ferrari ! » s’exclame, goguenard, le gaillard à la carrure de rugbyman. Sur la parcelle de terre, trône en effet un rutilant… Tracteur rouge ! « Blague à part, il m’a coûté bonbon », explique Christophe Dufossé. « Mais ce petit modèle est parfait pour retourner le sol sans tasser la terre ». Qu’on ne s’y trompe pas : derrière l’humour et les valeurs simples de ce Ch’ti revendiqué, se cache un chef talentueux… Et surtout visionnaire.
En 2021, après avoir roulé sa bosse un peu partout en France (et jusqu’à Chengdu en Chine), ce natif de Calais est revenu dans les Hauts-de-France. Avec sa femme Delphine, ils ont acquis le Château de Beaulieu, à Busnes, un village de 1200 âmes, dans le Pas-de-Calais. Dissimulée dans un écrin de verdure, leur bucolique maison de maître du XVIIème siècle permet de décompresser, à un peu plus de deux heures en train et voiture de Paris, et 1h30 du Touquet par la route. Même si certains happy few trichent et arrivent en hélico.

Créer « un écosystème global, total, avec la nature au centre », tel était l’ambitieux projet de cet ancien du Louis XV - Alain Ducasse à Monaco et de l’Hôtel du Cap-Eden-Roc à Antibes. Lequel entend désormais « faire rayonner les Hauts-de-France ». « Le projet d’une vie », comme il aime à rappeler : Christophe n’a pas hésité à investir 6 millions d’euros, embarquant toute sa famille dans l’aventure. Son épouse —une fine mouche, qui gère toute la partie hôtelière. Et ses deux fils : le jeune Paul-Henri, 24 ans, chanteur formé au Cours Florent de Paris, reconverti en maraîcher. Et Marc-Antoine, 26 ans, le sympathique maître d’hôtel de la brasserie Côté Jardin.
Un investissement de 6 millions d'euros
À 57 ans, après trois ans de travaux titanesques, Christophe Dufossé n'est pas mécontent du résultat. Le domaine —8 hectares en tout, dont 5 ha de terres agricoles— abrite un hôtel deux-Clefs MICHELIN (16 à 28 chambrées, dont dix suites), une boutique, un spa Sothys tout neuf, une piscine de 20m de long, avec vue sur les douves réhabilitées du domaine… Et surtout, donc, un restaurant doublement étoilé et récompensé d’une Étoile Verte en 2023, une brasserie gourmande aux prix très accessibles, une fermette avec basse-cour, âne, cochons, moutons —« mon arche de Noé » s’amuse le chef—, un verger, plusieurs potagers… Visite guidée dans cet écrin qu’il a voulu « ouvert », et que peuvent arpenter librement clients de l'hôtel, de la brasserie ou du gastronomique. « Certains glanent et glissent un poireau ou un artichaut dans leur sac », balance Christophe. « On ne va pas les disputer. Mais ça ne se fait pas »


« Ici, on a nos petit pois qui vont bientôt sortir, là tout ce qui est fenouil —car c’est un produit que je travaille beaucoup l’été au restaurant—, un peu plus loin des petites févettes… Eh oui, on le sait peu mais on a des févettes aussi dans le Nord ! » Il faut le suivre, crapahutant de parcelle en parcelle, humant, cueillant, goûtant.
« On a oxygéné les anciennes douves entourant la bâtisse grâce à un filtre à air, pour que les poissons puissent respirer ». Réhabilitées, elles accueillent de nouveau toute une faune sauvage qui avait disparu : canards, cygnes et même une tortue ! « Les colverts se baladent un peu partout. Le matin, vous pouvez les observer depuis la terrasse où est servi le petit déjeuner. Ils viennent barboter peinards en contrebas. Ou s'invitent dans le jardin de la brasserie. »
« On a également créé des bouches et un forage qui descend à 30 mètres, pour récupérer l’eau de la rivière qui passe à côté. Aujourd’hui, je suis 100% autonome en eau naturelle » se félicite-t-il. Il l’est aussi totalement en herbes aromatiques (une centaine d’espèces différentes !) et fleurs comestibles (une trentaine de variétés). « On va encore planter ici, rajouter l’équivalent de sept ou huit caissons d’herbes fraîches. Pour un restaurant comme le nôtre, ça représente 15 000€ d’économie par an ! »


Autonome à 100% sur les herbes fraîches et bientôt à 80% sur les fruits et légumes
Ses potagers et terres agricoles voisines alimentent déjà en fruits et légumes ses deux restaurants à 65%. « Bien sûr, on ne sera jamais autosuffisants à 100%. Vu les quantités dont on a besoin pour les deux restaurants, ce n’est pas possible ». Mais Christophe Dufossé espère, « d’ici trois ans, être à 80 ou 85% autosuffisant en fruits et légumes ». Et le moins qu’on puisse dire, c’est que quand il a un objectif, ce bosseur s'y tient !
Gamin, il refuse de suivre les pas du paternel dans la sidérurgie. Rate la sélection de footballeur pro, et décide de poursuivre son second rêve : être chef. Mais avec un mental de champion. « C’était les Étoiles ou rien ». Ceci explique cela. Christophe Dufossé est la seule toque française à avoir décroché dans sa vie, quatre fois de suite, une Étoile dès la première année d’installation. Au Royal Champagne (à seulement 29 ans), puis au Domaine du Roncemay, à Chassy. À Metz, ensuite —La Citadelle, où il restera une quinzaine d’années avec Delphine, avant de vendre le restaurant en 2020. Et enfin Beaulieu, où en 2022, son restaurant gastronomique rafle la première Étoile, juste après l’ouverture.
Pour compléter ses besoins en fruits et légumes, et surtout en viandes, poissons, fruits de mer et fromages, Christophe travaille main dans la main avec une trentaine de producteurs et éleveurs. Tous exclusivement des Hauts-de-France. Le bœuf Angus est élevé à Busnes même par Virginie et Denis Soudan. L’agneau du Boulonnais à Arques, à 35 minutes en voiture, par l’éleveur Patrick Vaniel.

Une cinquantaine de variétés de légumes, une trentaine de fruits…
Le domaine compte une cinquantaine de variétés de légumes – navets, radis, haricots verts, haricots beurre, petits pois, lentilles, poireaux, fenouil, laitue, endives, tomates, courges « pomme d’or »… Dont des légumes oubliés : panais, topinambours, crosnes, potirons, potimarrons ou autres rutabagas. Et des variétés endémiques, spécifiques à ce terroir des Hauts-de-France : l'ail du Nord, les échalotes de Busnes, le chou-fleur Martinet, la carotte de Tilques... Quatre espèces de pommes de terre : Ratte, Fontenay, Princesse et Bintje. Mais aussi une trentaine de fruits —à commencer par les pommes, poire, cerises, noix du verger qu’on visite.
Les récoltes abondantes – 800 kg de fraises et 250 melons par an – permettent non seulement de fournir les cuisines du restaurant gastronomique et de la brasserie, mais aussi de composer des desserts pour ses deux restaurants, des confiseries, des confitures artisanales et des jus de fruits. Rien que les pommiers peuvent générer jusqu’à 1 000 bouteilles de jus de pommes en une année ! Lequel jus est d’ailleurs proposé au petit déjeuner et en vente à la boutique de l’hôtel.
Ce jardin d'Eden providentiel a donné au chef une nouvelle idée. Dans la « Salle à Manger » de Christophe Dufossé, une pièce à part, à côté de la cuisine, se trame au déjeuner et dîner, un rituel particulier. Moyennant réservation préalable, quatre à dix convives peuvent vivre une expérience immersive. Ils doivent retenir ensemble « douze ingrédients parmi une liste de vingt produits de saison, adressée 48 heures à l’avance ». Le jour J, le chef vient avec cette sélection et improvise un plat sur deux, sous leurs yeux, au sein d'un menu en 7 services. Un brin joueur, le maître de cérémonie s’amuse à placer les ingrédients retenus là où on les attend parfois le moins.


Tous les matins, c'est réunion d'équipe au potager !
« Chaque matin, j’ai une réunion à l’extérieur avec mes équipes pour voir ce que la nature donne, ou va donner prochainement. Deux rangs de chou-fleur comme ici me permettent de tenir à peu près deux mois. Si au bout de deux mois je suis un peu juste, trop court, je vais chercher les produits chez mes producteurs, tous situés à une poignée de kilomètres. »
« Tous mes produits et producteurs sont 100% 'Made in Hauts-de-France' » se réjouit cet ambassadeur du Nord. Jusqu’aux agrumes : combawas, cédrats, limes rouges, bergamotes, calamondins, oranges à jus, oranges sanguines, pamplemousses, mandarines, clémentines, citrons verts ou encore citrons jaunes sont cultivés toute l’année dans une serre de 80 m².
Et tout vit en écosystème : « Les serviettes du restaurant sont biodégradables. On les composte dans la station des compostage pendant deux mois, avec de la paille et des feuilles mortes, boîtes à oeufs, épluchures, copeaux de bois… Puis on passe tout ça dans une moulinette et on tapisse les allées du domaine avec. »

Agriculture durable et permaculture
Écosystème, c’est le maître-mot du lieu. « Nous ne sommes pas certifiés bio, mais c’est tout comme », explique notre toque, qui préfère parler d'« agriculture durable ». Zéro produits chimiques. « On voit la différence au niveau des insectes et des grenouilles, qui sont réapparus ! Le seul produit certifié bio, c’est le miel qu’un apiculteur du coin, Baptiste Rousseau, produit sur le site ». En cette fin mai, la vingtaine de ruches bruisse d'un bourdonnement discret.
Les maraîchers suivent une partie des préceptes de ce qu'on nomme la permaculture. En associant notamment certaines plantes avec d'autres : « Les choux se plaisent bien à côté des carottes, le cresson avec les radis, les tomates avec la bourrache ou le thym… » explique Christophe. « Les courgettes, par exemple, il ne faut jamais les planter à côté des fraises, parce que la courgette amène un champignon, l’oïdium. Si la fraise l’attrape, un duvet blanchâtre s'y dépose et c'est fini ».

Chaque matin et soir, le pâtissier Ludovic Soufflet ou ses commis empoignent panier et ciseaux et rejoignent une autre partie de ce potager géant en puzzle. C'est ici, à l’intérieur d’un clos aux murs de brique rouge baptisé La Fermette, que sont plantés roquette, épinards, lavande, pourpier, fleurs comestibles, ou rhubarbe. « Ils viennent et prélèvent ce dont ils ont besoin, juste pour le service : menthe, verveine, estragon… »
La construction de cette extension, prolongée par les enclos des animaux, s'est étalée de 2021 à fin 2023 « J'alternais entre La Citadelle, à Metz, et quatre aller-retour par an en Chine », se remémore le chef. Car de 2012 à très récemment, cet infatigable avait mis sur orbite un restaurant français à Chengdu, capitale de la province du Sichuan (Sud-Ouest de la Chine). Baptisé « Jin Yue by Christophe Dufossé » (« bonheur et richesse » en mandarin), et niché dans un hôtel de luxe de 800 chambres, l'établissement a accueilli notamment le couple Obama.

Un biodiversité animale surprenante
Deux ânes sauvés de la maltraitance, deux chèvres, des poules, des oies de Barbarie, un lapin blanc comme dans Alice aux Pays des Merveilles; prenant la pose à côté de sa maisonnette aux volets de bois... Cette énumération rocambolesque est due au grand cœur du Ch'ti et de sa compagne, qui récupèrent via des associations des animaux abandonnés.
À l'instar de Belle, une imposante truie de 80 kg « Elle vivait dans un appartement à Lille », raconte Christophe. « Ses anciens maîtres l’avaient adoptée bébé, pensant que c’était un cochon nain qui ne grandirait pas… Erreur ! » Si cette Arche de Noé est là pour un usage plutôt récréatif « et le plaisir de faire une bonne action », elle permet au passage de ne pas gâcher épluchures et légumes gâtés. Et le fumier fertilise la terre.


Non loin de la Fermette, on trouve une forêt s'étendant sur 1,5 hectares d’arbres. Elle porte le doux nom de « Forêt des Oiseaux ». Pour cause : « On a construit 400 cabanes ou nichoirs, installés haut dans les arbres », poursuit le chef. Du coup, pic et pêche, geai, rouge-gorge s'en donnent à cœur joie. « Il y a même un couple de hiboux, des écureuils et des chauve-souris » se réjouit Christophe.


Entre les chênes, on aperçoit un enclos. Une famille de moutons qui viennent juste d'être tondus. « Là encore, on est passés par une asso de protection animale », se rappelle-t-il. « Brebis et moutons devaient arriver ici tous stérilisés. Mais la première année, à l'hiver 2021, on a constaté qu'un couple d'animaux avait dû y échapper, car une femelle attendait des petits ! C’était un 31 décembre 2022. J’appelle le véto : 'je crois que c'est imminent, venez vite !' Sur place, confirmation. 'Eh bien je vous laisse, faites votre boulot', je dis au vétérinaire. Sauf qu'il m'explique qu'il faut être à deux pour l'opération ! Voilà comment je me suis transformé en sage-femme », raconte-t-il en riant.
À ce troupeau s'est rajouté Étoile, splendide agneau du Boulonnais, que la facétieuse Delphine Dufossé lui a offert en 2023, pour fêter l'obtention de la deuxième... Étoile. « Je m’attendais à une montre ou à une belle bouteille de vin, ça m'a bien fait marrer », commente le cuisinier. Qu'on se rassure : aucun de ces animaux, « et surtout pas Étoile ! » n'est voué à être mangé. Résidents à vie de ce splendide domaine, ils couleront des jours heureux.


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