« En Corée, au Grand Hyatt Séoul, au sein d'une brigade de 40 pâtissiers, nous n'étions que deux femmes ! » se remémore Naraé Kim, aujourd'hui cheffe pâtissière du prestigieux Park Hyatt Paris-Vendôme. Si en France aussi, la création pâtissière de haut vol a été pendant des longues décennies l'apanage d'hommes, la tendance s'inverse aujourd'hui.
Audrey Janet est Responsable de la Communication de la célèbre école de cuisine Ferrandi, dans le 6ème arrondissement de Paris. Pour elle, les chiffres sont éloquents : « Il y a 72 % de femmes dans notre section bachelor Art culinaire et entreprenariat, option pâtisserie », souligne-t-elle. Un pourcentage en forte augmentation depuis trois ou quatre ans... Alors que, dans le même programme, mais en option cuisine, ces dernières restent minoritaires, représentant seulement « 42 % » des élèves.
« Aujourd'hui, les laboratoires des restaurants ou boutiques de grandes enseignes regorgent de femmes », confirme une formatrice. Mais alors, qu'est-ce qui explique cet essor soudain des femmes dans le secteur de la pâtisserie ? Est-ce parce que l’ambiance en pâtisserie serait différente de celle des cuisines ? Qu'en travaillant entre femmes, il y aurait moins de problèmes, notamment moins de violences en cuisine ?

Gaffe aux raccourcis et caricatures !
Lors de notre reportage en coulisses du Park Hyatt Paris-Vendôme, l'omniprésence de femmes dans le labo de pâtisserie nous avait surprise. Seulement deux spécimens masculins parmi onze femmes ! « En vrai, ça s'est fait naturellement », explique la Coréenne, qui confirme qu'en quelques années, la profession s'est féminisée à vitesse grand V. « Je reçois énormément de CV de jeunes femmes. Et il se trouve, c'est vrai, que dans mon équipe, tout le monde se comporte bien ».Mais gaffe aux raccourcis et caricatures. Fanny Cravoisier, co-fondatrice de l’agence de relations presse Madeleine, connaît bien les chefs (elle représente notamment Jessica Préalpato). Au royaume du sucre, il n'y a pas non plus que des 'bisounours'. « Je ne parle bien sûr pas de ma cliente, mais j'ai entendu des choses sur des cheffes pâtissières... Il ne faut rien idéaliser », tempère-t-elle. « Ce serait naïf et réducteur de croire que travailler entre femmes dans un labo de pâtisserie, c'est forcément la garantie que la patronne va respecter les horaires de travail de ses employées, ne pas leur hurler dessus... Certes, les violences physiques et sexuelles sont au moins absentes quand les femmes sont en cuisine. Mais on n'est pas à l'abri de harcèlement moral ni de violences verbales. »
Des réseaux sociaux et émissions obsédés par la pâtisserie
Pour la communicante, ce regain des femmes en pâtisserie serait plutôt dû « à une revalorisation récente du métier, notamment grâce à la multiplication d'émissions de cuisine branchées pâtisserie, ou aux réseaux sociaux, qui ont contribué à stariser les chefs pâtissiers, ces grands oubliés -hommes comme femmes ». Un phénomène apparu selon elle « il y a cinq ans environ, qui a permis de faire de la pâtisserie un art à part entière... Et de susciter des vocations ».Il est vrai que jusqu'alors, y compris dans les grands restaurants, la plupart des chefs pâtissiers étaient souvent dans l’ombre des chefs de cuisine. « Exception faite de ceux qui réussissent à briller avec des Tea Time originaux, on ne parle de leurs créations sucrées que lors de temps forts, très périodiques, deux fois l’an : les œufs de Pâques ou les bûches de Noël. ».

La tentation de l'entreprenariat
D'ailleurs, force est de constater que dès qu'elles le peuvent, nombre de femmes cheffes pâtissières quittent palaces et grands restaurants pour se lancer à leur compte. Et gagner en visibilité, en s'assumant sous leur nom seul. On peut citer l'exemple de Nina Métayer. Cette pointure commence sa carrière sous la direction de Yannick Alléno au sein du palace parisien Le Meurice, avant d’être nommée cheffe pâtissière de l’hôtel Le Raphaël… Puis de rejoindre Le Grand Restaurant de Jean-François Piège, où elle se voit confier la carte des desserts. Depuis 2020, elle s’est lancé à son compte, avec une boutique en ligne, livrant depuis son laboratoire d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine).
En octobre 2023, c'est l'ensemble de sa carrière qui se voit récompensée, quand elle est élue « Pâtissière mondiale 2023 » par l'Union Internationale des boulangers et pâtissiers (UIBC), devenant la première femme à recevoir cette distinction.
Un parcours auquel fait écho la talentueuse Claire Heitzler. Ex-meilleur Apprenti d'Alsace en 1996, cette bosseuse cumule les expériences au sein des pâtisseries comme chez Troisgros, Georges Blanc et Jean-Paul Abadie (ex-L'Amphitryon, à Lorient). En 2004, elle est contactée par Alain Ducasse pour entrer au Plaza Athénée, mais refuse finalement le poste. Huit mois plus tard, elle accepte de se rendre à Tokyo pour prendre les rênes de la pâtisserie du restaurant BEIGE Alain Ducasse. Elle y reste trois ans avant de partir en 2007 pour prendre les rênes de la pâtisserie de l'hôtel Park Hyatt Dubai. En 2009, elle rentre à Paris pour intégrer le Ritz, où elle officie un an avant de devenir chef pâtissière du restaurant Lasserre dans le 8ème arrondissement. Cinq ans plus tard, en 2015, cette battante devient cheffe de la création sucrée chez Ladurée. Elle en partira en 2018, pour créer sa société de conseil et de formation, à destination des professionnels des métiers de bouche en France et à l'international... Et sa propre pâtisserie éponyme en ligne, Claire Heitzler & Producteurs.

Passée par les plus grands restaurants (et les fourneaux de l'Élysée !), Christelle Brua a également choisi la voie de l'entreprenariat au féminin. Depuis 2023, la cheffe pâtissière a ouvert sa propre chocolaterie, Madame Cacao, à Paris. Élue en 1998 Meilleur apprenti de la région, la mosellane a débuté à 21 ans, au restaurant L'Arnsbourg de Jean-Georges Klein en tant que cheffe de partie en pâtisserie, où elle restera quatre ans. Alors qu'elle occupe ce poste, le restaurant obtient sa troisième Étoile au Guide MICHELIN. En 2000, Christelle rencontre Frédéric Anton lors d'une réception au George V à Paris, puis intègre en 2003 son restaurant Le Pré Catelan en tant que cheffe pâtissière. En 2018 à Marrakech, elle est élue « meilleure pâtissière au monde » par l'association Les Grandes Tables du Monde, qui regroupe 174 établissements répartis dans 25 pays sur cinq continents. L'année d'après, après seize années de collaboration, elle quitte la galaxie Anton... Pour prendre en charge la pâtisserie de l’Élysée, excusez du peu ! Avant de se lancer enfin à son compte, dans le chocolat. Sur une idée, dit-on, de Brigitte Macron.
Au-delà de leurs parcours divers, toutes ces femmes ont en commun une même énergie créative, une même envie de dépoussiérer l'ancien monde de la pâtisserie. À sa façon, chacune d'elles sort des sentiers battus. Qu'il s'agisse de desserts cuisinés (moins sucrés), de dressages originaux, d'un recours audacieux à des matières premières plus responsables (graines, céréales, baies...)... Leurs douceurs innovent et séduisent.
5 cheffes pâtissières à suivre !
Émilie Gerardi (David Toutain)
Oubliez Emily in Paris, découvrez Émilie Gerardi ! La cheffe pâtissière du restaurant doublement étoilé David Toutain possède une personnalité affirmée, qui n'hésite pas à casser les codes de la pâtisserie, avec des associations non-conventionnelles aux saveurs tranchées.
« À la base, moi, je suis très salé. Aujourd'hui encore, je ne suis pas une grande fan de dessert » confesse-t-elle. Pourtant, avec une grande-tante boulangère de Paul Bocuse, son destin semblait tout tracé ! Bac pro cuisine en poche, cette lyonnaise d'origine débute sa carrière en Angleterre, grâce à un programme Erasmus. « J'étais censée aider au salé, mais le chef s'est cassé la jambe alors que je venais à peine d'arriver ! » La gamine se retrouve à gérer toute la pâtisserie, « car les Anglais se disent : certes elle n'a que dix-huit ans, elle sort juste du lycée, mais elle est Française. Donc elle connaît la pâtisserie française. Je me lance, pas le choix, je propose des choux abricot/romarin —pour nous super classique, pour eux un truc de fou ! Je décide de ne faire ni cheesecake ni muffin, mais des choses dont ils n'avaient pas l'habitude, comme du riz au lait citron vert/lait coco. Et ça marche ! »
De retour en France, la jeune femme passe une certification en pâtisserie et en 2020, rejoint la brigade de David Toutain. Et commence peu à peu à signer ses créations, empreintes d'une identité singulière. Comme ce pré-dessert, une rhubarbe pochée dans une lacto-fermentation de fraises et piment, granité de lacto-fermentation, huile de laurier. Mais son désir de reconnaissance, son besoin de faire sa place, la titille. En 2022, le Novotel Paris Les Halles la recrute en tant que cheffe pâtissière. Elle s'illustre au sein du restaurant Le Jardin Privé, en cassant les codes du Tea Time. À l'instar de ce décadent churros caramel topinambour. Ou encore de cette surprenante tarte bavaroise au citron, accueillant un tartare de salicorne et feuille d'huître, très iodé en bouche, déposé sur une petite tartelette, avec une feuille d’huître en rappel sur le dessus. Le chef David Toutain comprend et la fait revenir, en lui proposant le poste de cheffe pâtissière.
Elle le dynamise, dans un ping pong créatif : « J'aimerais beaucoup ouvrir une boutique avec le chef, que nos clients puissent venir chercher un cornet de churros caramel topinambour; ou un flan à la feuille d’huître... David Toutain, c'est un restaurant qui a dix ans maintenant, on a deux Étoiles, c’est super mais c'est bien aussi de s’étendre », lance-t-elle. « On a ouvert un restaurant à Hong Kong, Feuille, on peut bien avoir une pâtisserie au coin de la rue ! »


Anne Coruble (Peninsula)
Elle fait partie des étoiles montantes de la pâtisserie. Lauréate du prix Passion Dessert 2021 (la distinction du Guide MICHELIN récompensant les pâtissiers les plus prometteurs de la profession), ses créations sucrées ne cessent de surprendre et de séduire. En cause ? Des saveurs marquées, qui n'ont pas peur de sublimer l'acide et l'amer, et des dressages qui ne manquent pas de poésie ! Anne Coruble, c'est une approche pâtissière hors des sentiers battus, n'hésitant pas à associer l'oignon et la vanille ou l'asperge et la chartreuse, par exemple.
Cette normande d'origine commence à s'intéresser à la cuisine après un Bac scientifique. Son CAP Pâtissier en poche, elle enchaîne les expériences en pâtisseries-boutiques. Après un apprentissage au Bristol Paris, aux côtés d'Éric Frechon, de Laurent Jeannin et Julien Alvarez, elle y devient cheffe de partie. Avant de rejoindre en 2019 les équipes du Peninsula Paris, au sein du restaurant doublement étoilé L'Oiseau Blanc... Aux côtés d'un autre normand, le chef David Bizet. Jonglant habilement entre créativité, technique mais aussi audace et précision, Anne devient la cheffe pâtissière du palace en 2022. Au diapason avec David Bizet, qui change régulièrement les menus, elle fait évoluer ses créations au fil des saisons, pour pouvoir profiter des fruits et légumes à leur plein potentiel de saveurs. Cidre bio et crème crue AOP (normands !), miels du Perche... La pâtissière sélectionne des produits locaux, en circuit-court.
On se souviendra longtemps de son œuvre chocolatée pour Pâques 2025 : un détonnant trompe-l’œil, représentant une gousse d'ail noir... Associant chocolat au praliné noisette et ail noir confit, d'une maîtrise rare.


Camille Pailleau (Rozó)
Diplôme à 17 ans, ouverture de son propre restaurant à 23 ans, première Étoile (et bébé !) dans la foulée… Pour Camille Pailleau, tout est allé très vite. Mais dès son plus jeune âge en fait ! Ado, elle se prend de passion pour la pâtisserie, et intègre un lycée hôtelier.À sa sortie, à 17 ans, problème : elle est encore mineure. Impossible d'intégrer les grosses brigades des palaces ou des restaurants étoilés. Qu'à cela ne tienne : elle fonde sa propre entreprise à domicile. Ses parents la soutiennent et l'aident à acheter four, frigo et tout l’attirail nécessaire. Très vite, elle assure plusieurs commandes par semaine : tartes, entremets, macarons, petits fours…
Enfin majeure, elle travaille ensuite au Prince de Galles avec Yann Couvreur, et au Meurice, avec Cédric Grolet. Puis, pendant deux ans, ce bec de palace seconde Jessica Préalpato au Plaza Athénée. Laquelle ne tarit pas d'éloge sur son ancien bras droit : « Camille n’était pas vraiment ma sous-cheffe. C’était plus mon adjointe »
A 29 ans, en couple avec Diego Delbecq, elle quitte Paris pour s'installer à Marcq-en-Barœul, près de Lille. Ensemble, ils mettent sur orbite Rozó, un nom en hommage à la fable de La Fontaine, Le Chêne et le Roseau. L'image est belle : dans les grosses brigades, petit roseau, elle a souvent courbé l'échine... Sans se briser.

Jessica Préalpato (Hôtel San Régis)
Seule femme avec Christelle Brua à diriger la pâtisserie d’un restaurant trois-Étoiles, Jessica Préalpato fait partie de l’avant-garde sucrée, misant sur la naturalité, le désucrage, les baies (kaki, nèfle), la fermentation. Formée dans le sud-ouest de la France et auprès du chef Frédéric Vardon, lorsqu'elle arrive au Plaza Athénée, en 2015, elle met un point d'honneur à ne faire « ni pâte, ni crème, ni mousse ». Cheffe pâtissière, elle y incarne la desseralité, écho à la Naturalité ducassienne, qui rompt avec les classiques de la pâtisserie pour se concentrer sur l’essence de chaque produit, sublimé mais jamais dénaturé.
Alain Ducasse dit d’elle qu’elle bouleverse allègrement les codes et les habitudes du métier de pâtissier saluant ses « desserts cuisinés » qui introduisent « des goûts habituellement peu ou pas assez abordés comme l’amertume ou l’acidité », une « recherche de contrastes et d’aspérités ». Son travail s'apparente davantage à celui d'un cuisinier. Elle dit adieu aux préparations conventionnelles, comme les pâtes sablées ou les biscuits, pour laisser place à des créations plus brutes, épurées, quasi sans sucre ni gras.
Encore aujourd’hui, à l’Hôtel San Régis (Paris), qu'elle a rejoint en septembre 2023, elle propose au sein de son goûter exceptionnel des pâtisseries saines, peu sucrées et parfois déroutantes. Depuis l’automne dernier, elle est devenue la première cheffe pâtissière au monde à signer la carte sucrée de la classe Premier d’Eurostar. Le 15 mai 2025, le conseil de l’Ordre National du Mérite l'a récompensée, la reconnaissant officiellement comme ambassadrice de la gastronomie française.

Naraé Kim (Park Hyatt Paris-Vendôme)
Rendez-vous au Park Hyatt Paris-Vendôme, rue de la Paix, dans le 2ème arrondissement de Paris. C'est ici, à quelques pas de l'Opéra Garnier, qu'office depuis 2021 une cheffe pâtissière discrète, parmi les plus talentueuses de sa génération. À mi-chemin entre art et pâtisserie, ses créations haute goûture suscitent des ooh et ahhh ébahis. Deux fois Médaille d'or au World Global Pastry Chef Challenge WACS (2015 et 2016), passée par les cuisines des plus grands hôtels, d'Asie à Courchevel, Naraé Kim est née en Corée, à Dangjin, au sud de Séoul. Elle fait partie des femmes à suivre en 2024 dans la gastronomie.
Connue pour avoir signé une incroyable bûche de Noël-bijou en forme de broche (2023), et un des plus beaux œufs de Pâques 2024, inspiré par Fabergé, cette orfèvre puise son inspiration dans la place Vendôme voisine, qui concentre les plus belles vitrines de joailliers de la capitale.
Naraé a commencé tôt, à l'âge de 15 ans, au sein de l’académie de pâtisserie de sa ville natale. Après des études de nutrition, en 2011, elle fait partie des trois happy few sélectionnés dans le cadre d'un partenariat entre son école et le groupe Hyatt, pour partir travailler sur l’île de Guam, dans le Pacifique. Au sein du groupe Hyatt, cette femme déterminée franchit tous les échelons : d'abord comme commis, sous-cheffe, puis cheffe pâtissière. Travailler en France était l'un de ses rêves. En 2018, elle intègre le poste de cheffe pâtissière au 1947, à Cheval Blanc (Courchevel). Puis est nommée sous-cheffe pâtissière à Paris auprès d’Aurélien Rivoire, au sein du Pavillon Ledoyen, la table de Yannick Alléno... Avant donc de rejoindre en 2021 Pur', le restaurant 1-Étoile du complexe hôtelier Park Hyatt Paris-Vendôme.

Photo de Une : © Narae KIM, cheffe pâtissière du Park Hyatt Paris-Vendôme © Sophia van den Hoek @un_fold_