"Quand j'ai appris la nouvelle, j'arrivais au service. On s'en doutait un peu, on savait que ça arriverait, mais pas que ça serait aussi brutal. Heureusement je travaille en flux tendu, ça m'a évité de perdre des produits. J'avais un peu d'asperges en trop mais le producteur, un ami, a joué le jeu et a accepté de les reprendre. On a été sonné, il faut le dire. C'est une situation exceptionnelle. Quand on a des périodes de fermeture, on s'organise à l'avance. Mais là, éteindre les frigos, vidanger les machines, rassembler les casseroles sans savoir quand on va revenir, c'est compliqué.
La première semaine, je me suis "refait la cerise", comme on dit. Après plusieurs années la tête dans le guidon, j'avais besoin de repos. Puis est arrivé un sentiment d'inquiétude et de frustration : on est empêché de faire son métier. Et puis les questions suivent. Quel est le sens de ce qu'on fait ? Est-ce que notre système est mauvais ? Depuis le confinement, l'air parait meilleur, il semblerait qu'on aperçoive des dauphins dans des endroits où ils ne sont pas d’habitude, les gens entendent des oiseaux qu'ils n'avaient jamais entendus… Je m'interroge sur ce que ça signifie. Avec toujours l'envie de continuer ce que je sais faire.
“Le confinement me permet de m'occuper de ma fille, qui est en maternelle. On fait des lignes d'écriture, on lit des poésies…”
Mercredi dernier, j'ai cuisiné une trentaine de portions de dîner pour le service réanimation du CHU de Nantes, dans lequel exerce un ami. Nous nous sommes organisés avec un fournisseur nantais qui avait quelques produits sur les bras, on fait en sorte que ça ne soit pas perdu. On accompagne ça du pain d'un copain boulanger. Je pense faire ça une fois par semaine, jusqu'à nouvel ordre. C'est, modestement, une façon de soutenir celles et ceux qui prennent tous les risques pour nous, qui sont en première ligne. Une façon de participer à l'effort collectif.
Je suis en famille à la maison. Ma femme a des horaires de bureau en télétravail, pendant ce temps je m'occupe de ma fille, qui est en maternelle. On fait des lignes d'écriture, je la reprends sur la façon de tenir son crayon, on lit des poésies… Des choses que je n'ai jamais le temps de faire d'habitude ! A part ça je lis la presse, je m'informe sur l'évolution du virus et de l'économie, je lis l'actualité de la cuisine. J'ai mes collègues, mes amis au téléphone, on partage nos interrogations. A midi, je cuisine, l'après-midi je m'occupe dans le jardin, on joue en famille, je pars courir…
Pour l'avenir, on va s'adapter parce qu'on n'aura pas le choix. Première hypothèse, optimiste, à la fin du confinement les gens vont avoir besoin de sortir, de fêter la vie, dans ce cas on remplira le restaurant et on s'éclatera. Deuxième hypothèse, les gens seront frileux, prudents, l'activité va reprendre doucement, peut-être trop doucement. J’ose croire que les bons artisans, les cuisiniers qui racontent des histoires, travaillent avec des petits producteurs, exercent leur métier avec passion, seront les premiers à se relever de cette crise."
Ludovic Pouzelgues est le chef-propriétaire de LuluRouget, à Nantes.