À la barre du Coquillage depuis 2014, son jeune frère Hugo Rœllinger vient de décrocher fin mars dernier le Graal suprême : une troisième Étoile — qui s’ajoute à une Étoile Verte déjà existante. Mais c’est à six petits kilomètres en voiture de là, à Cancale, dans une ancienne maison d’armateur du XVIIIème siècle, surnommée « le Bricourt » ou « Maison du Voyageur », qu’officie Mathilde Rœllinger... Quand elle ne sillonne pas les contrées lointaines, en Inde, à São Tomé ou au Mexique. Après huit années à exercer à Paris comme avocate spécialisée dans le marché de l’art, la Bretonne est revenue en 2018 dans la maison d’enfance aux murs chargés d’Histoire, qui accueillait jadis au rez-de-chaussée le restaurant gastronomique de ses parents.
Dans la bibliothèque familiale aux étagères remplies de vieux livres, son bureau tamisé en bois exotique fait penser à celui d’Indiana Jones. Fioles et flacons pharmaceutiques, mortiers, pilons, petits moulins à graines et à café, balance à thé, râpe, coupelles en bois remplies de poudres colorées… Mais alors qu’on la fantasme volontiers en chasseuse d’épices, la jeune femme se revendique plutôt « épicière ». C’est en tous cas ce métier que la Directrice des Épices Rœllinger a choisi d'inscrire sur son acte de mariage. Elle se sent également « proche d'une collectionneuse ou d'une galeriste » : « Je vois les producteurs comme des artistes, et les épices comme leurs œuvres d’art » glisse-t-elle au détour de notre entretien. Mélanger ce qu'elle qualifie de « trésors comestibles » s'apparente au travail d'un compositeur de parfumerie.
Sept ans déjà que la capitaine trace son propre sillage. Avec la co-autrice Beena Paladin Migotto, spécialiste de la cuisine indienne, elle vient de publier le 24 avril dernier aux éditions Ulmer, Boire les épices, un ouvrage qui invite à regarder ces dernières autrement : en les incorporant à des boissons, avec ou sans alcool. L’ouvrage fourmille d’astuces et de recettes accessibles à tous (voir à la fin de cet article la recette du Chai Latte frappé au lait d'amande).

Mathilde, comment êtes-vous tombée dans la marmite des épices ?
J’ai vécu une enfance particulière, unique : jusqu’à mes six ans nous vivions avec mon frère (le chef Hugo Rœllinger, NDLR) dans une vieille maison cancalaise du XVIIIème siècle, que mon grand-père médecin avait achetée en 1945. Au rez-de-chaussée, mon père Olivier a ouvert un restaurant gastronomique en 1982, qui très vite, en 1984, a décroché sa première Étoile, suivi d’une deuxième en 1988. Papa a fermé en 2008, deux ans après avoir décroché la troisième Étoile, et on a ouvert Le Coquillage non loin de là, à Saint-Méloir-des-Ondes. Il est d’ailleurs très fier aujourd’hui que mon frère suive son chemin.Je me rappelle, avec Hugo, on se cachait dans les escaliers, pour observer le ballet des serveurs… Deux fois par jour, c’était pour nous la fête, midi et soir ! C’est dans cette maison d’enfance, pleine de souvenirs, de parfums, que j’ai aujourd’hui la chance de travailler — dans l’ancienne cuisine de mon père, transformée en laboratoire.
On peut donc dire que j’avais une sorte de prédisposition ! En plus, mes parents restaurateurs fermaient trois mois dans l’année, et en profitaient pour voyager loin. J’ai des souvenirs de marchés, d’aromates, de fruits, d’épices… Je me rappelle notamment de ce voyage dans l’île de Grenade dans les Caraïbes au sein d’une coopérative de noix de muscade qui sentait incroyablement bon. Je me suis créé sans m’en rendre compte une bibliothèque olfactive.
Pourtant, vous ne vous destiniez pas forcément à reprendre le flambeau familial...
C’est vrai que j’ai d’abord étudié le Droit, puis l’Histoire de l’art, avant d’exercer sept ans comme avocate à Paris dans le marché de l’art. C’est mon frère qui a eu le déclic le premier, quand il a décidé de reprendre le restaurant en 2014 (amoureux de la mer, Hugo s’était à l’origine lancé dans la marine marchande, NDLR). Quelques années après sa reconversion, il me dit « tu sais, Mathilde, les parents commencent à fatiguer, et ça va être lourd pour moi de tout gérer —le restaurant, l’hôtel (Château Richeux - Les Maisons de Bricourt, Deux Clefs MICHELIN)… Tu ne voudrais pas revenir pour prendre la direction des Epices ? »J’ai pris deux ans pour mûrir ma réflexion, car à l’origine j’étais très épanouie dans mon métier. Et puis en 2018, à 34 ans, je me suis lancée. Je me donnais un an pour voir, sachant que si cela ne me convenait pas, je pouvais toujours redevenir avocate. Mais cette première année est passée d’un coup, sans que je m’en rende compte !

En quoi consiste votre métier ? Comment se déroule une journée type de travail ?
Toutes les journées ne se ressemblent pas, mais disons qu'en général, dès 8h du matin je teste les échantillons qui arrivent. C’est au rez-de-chaussée que ça se passe, sur l’ancienne table de travail de mon père. Je suis souvent seule, j’éteins mon téléphone portable, je me mets en conditions. Je sens, je goûte, puis je prends des notes dans mon gros cahier. Je peux goûter jusqu’à une dizaine d’épices, après le palais sature —il est très rare qu’une dégustation dépasse une heure. Juste après, je prends le café avec ce que j’appelle mon « équipage » (ses équipes, NDLR).L'après-midi, je suis au bureau, tout en haut de la maison, sur une mezzanine que je partage avec Hugo et sa femme Marine. Je passe beaucoup de temps à rédiger les fiches produit —car oui, c’est moi qui les écrit toutes ! —, ou à retranscrire des échanges que j’ai eu avec des artisans-producteurs, toujours pour nourrir notre site Web. Parfois, je rédige un futur livre ! Je passe des coups de fil depuis mon bureau, je réponds à mes mails, je valide les commandes… Mais je peux tout aussi bien faire des recherches, essayer de dénicher de nouveaux producteurs… C’est un vrai travail d’investigation ce métier !
Et les voyages ? Vous voyagez beaucoup, j'imagine ?
Je fais très attention à limiter mes déplacements. Je ne réalise que deux grands voyages par an, en essayant de rester à chaque fois deux semaines sur place. C'est ce que je préfère dans mon métier : quand je suis aux côtés des producteurs, et que je peux apprendre leurs gestes.J’essaie d’arriver au moment des récoltes, de m’impliquer. J’aime bien dire que ce qui définit l’artisanat, c’est le contact avec la matière : le jour où je ne serai plus en contact avec la matière, je ne serai plus dans une démarche artisanale. Ce qui n’arrivera pas ! (Rires).
Sur l’archipel de São Tomé et Principe, un Etat insulaire africain proche de l’Equateur, à 200 km des côtes du Gabon, les plants de vanillier sont cultivés dans des jardins-forêts. Avant d'obtenir cette gousse de vanille brune au parfum enivrant, que l'on cueille verte, il y a un nombre impressionnant d’étapes : étuvage, chauffage, séchage au soleil, séchage à l’ombre, affinage…
La récolte du poivre aussi, c’est costaud : on parle de lianes qui peuvent monter jusqu’à dix mètres ! Je me suis déjà retrouvée perchée sur une échelle, à cinq ou six mètres au-dessus du sol. Il ne faut pas avoir le vertige !
Quand vous vous rendez sur le terrain, vous partez avec une idée bien précise en tête, j’imagine ?
En vrai, ça dépend. Parfois, je pars pour ramener une épice, et sur place j’entends parler d’une autre, je remonte une piste. Comme en juin dernier, à São Tomé : je venais pour la vanille, mais j’ai également déniché une variété de maniguette, qu’on appelle aussi graine du paradis. Je suis en train de voir pour qu’ils la cultivent davantage et qu’on puisse l’importer.Vous savez, c’est aussi ça qui est fabuleux avec ce métier : ça fait seulement huit ans et je n’ai pas encore fait le tour du monde. Je pense qu’il y a encore plein d’herbes aromatiques inconnues à découvrir, dans des endroits insoupçonnés. Dans un futur proche, j’aimerais par exemple sourcer différents origans en Europe, ou explorer l’Afrique de l’Ouest, et enrichir nos collections avec des nouveaux piments, des faux poivre, ou des racines.

Sourcer des épices aux quatre coins du globe et respecter la planète, c'est possible ?
Je m'arrange pour ne commander qu'un contenair par an par pays producteur, les épices arrivant à plus de 80% par bateau... Et de plus en plus souvent à la voile, comme pour notre curcuma de Guadeloupe. Ce n'est vraiment lorsque je n'ai pas le choix que j'ai recours à un transport par avion.Par ailleurs, il faut savoir que même si elles viennent de loin, les épices pèsent peu, et prennent en réalité peu de place à transporter : une fois séchée, la plante perd 5 à 7 fois son volume d'eau. Et puis, c'est un produit qu'on utilise avec parcimonie. Au quotidien, les épices, on n’en met pas tant que ça dans l'assiette. Un flacon à l’abri de la lumière dans un placard vous dure facilement six mois ou un an.
D'ailleurs, on pense souvent que épices égal lointain, exotique… C’est vrai ?
Pas forcément, en fait. Le terme « épice » tire son origine du latin species (même étymologie que « espèce »), qui signifie en bas latin « denrée » et désigne tout ce qui venait de la terre. Une épice, c'est tout simplement quelque chose de végétal, une partie d’une plante. Des graines (comme le cumin), des baies ( le poivre), des fleurs —le bouton floral du clou de girofle—, des feuilles... Des racines, des stigmates comme le safran, ou encore un morceau d’écorce, comme dans le cas de la cannelle. Et ce végétal va servir à assaisonner, c'est-à-dire à donner du goût au plat.
À l'origine, il n’y avait pas de notion de lointain —on incluait par exemple l’oignon ! Puis, fin XVème siècle avec Christophe Colomb, qui cherchait le poivre et découvre le piment, ça évolue. Progressivement, on passe dans l’imaginaire collectif de quelque chose de très ancré dans la terre, dans le terroir, à quelque chose d'exotique.
Pour moi, dans ce métier il peut y avoir plusieurs cercles vertueux : des cercles vertueux avec l’ailleurs, des cercles vertueux locaux, à moins de 30 km de chez nous. Certaines de nos épices sont produites dans un rayon proche de notre restaurant, comme le safran ou l'ail noir de la baie du Mont Saint-Michel.
Comment s’opère le processus de création des mélanges d’épices ?
Epices Roellinger rassemble déjà plus de 250 références, parmi lesquelles des épices brutes, des herbes d’ici et d’ailleurs et des algues. On n’a pas d’obligation de création, on est sur un temps long. Il faut que que cela vienne d’une nécessité intérieure, comme disait le peintre Kandisky, sinon autant se taire. Mon père a mis sept ans à élaborer sa « Poudre des Bulgares » !Comment je crée ? Parfois, ça part d’un souvenir précis, d’une émotion, d’une citation dans un livre. Pour ma première composition solo, « Après l’été », en 2021, je suis partie de cette phrase magnifique d’Albert Camus : « C’est finalement au plus fort de l'hiver que j'ai compris qu'il existait en moi un invincible printemps ». Je voulais retranscrire la beauté des soirées estivales sous le tilleuls, avec le potager pas loin, ce moment suspendu, quand on refait le monde entre amis… Qu’on puisse retrouver, en plein hiver, toutes ces herbes aromatiques gorgées de soleil. Des fleurs de mauve, de la camomille, girofle, verveine…
Dans le processus créatif, il est très important de s’entourer de collaborateurs compétents. Pour chaque mélange d’épices, j’aime faire appel à un ou une spécialiste de la cuisine culturelle concernée. Par exemple, pour notre curry japonais, j’ai travaillé avec l’écrivaine et poétesse Ryōko Sekiguchi. De cette collaboration nous avons d’ailleurs tiré un livre, Le Curry japonais, dix façons de le préparer, publié aux éditions de l’Epure en 2021. Pour la « Poudre d’Harissa », j’ai donné carte blanche à Farida Bedredine, journaliste, cuisinière et autrice de plusieurs livres de recettes. En 2023, on a co-écrit La harissa, dix façons de la préparer, toujours aux éditions de l’Epure.

Là, vous venez de fêter la sortie de Boire les épices, co-écrit avec l’autrice et entrepreneure Beena Paradin Migotto. Racontez-nous la genèse de cet ouvrage ?
Beena est née en Inde, dans le Kerala, sur la côte sud-ouest du pays. C’est l'une des plus grandes spécialistes de la cuisine indienne en France. Elle collabore depuis 2011 avec nous à la création de mélanges d’épices traditionnels issus de la cuisine indienne. Nous avions d’ailleurs sorti un livre ensemble en 2022, Le garam masala, dix façons de le préparer. Un ouvrage dans cette même collection des éditions de l'Epure, consacré à ce mélange à base de poivre originaire du nord de l’Inde, qui en quarante dernières années a conquis l’ensemble du pays.Boire les épices, publié le 24 avril dernier, c’est une invitation à voir les épices autrement, via 80 recettes avec ou sans alcool. Tout ça à partir d’épices connues qui traînent dans nos placards : le safran, la vanille, le poivre, le curcuma… L’idée c’était vraiment de proposer des techniques de base, des recettes simples, à reproduire très facilement chez soi. Comme le kéfir de pamplemousse et de safran; ou la ginger beer à la cardamome et à la verveine.
Pour finir, qu’est-ce qui fait selon vous une bonne épice ?
Plusieurs critères, qui vont interagir : un climat, une terre, la qualité de la plante, mais aussi la personne qui va la transformer… C’est comme la définition d’un grand vin. Concrètement, nous, nous avons un cahier des charges très exigeant : pas de pesticides, encourager la biodiversité, refuser les cultures intensives d’épices…Je défends une philosophie de durabilité, à la fois écologique et humaine. Vous savez, je travaille avec des agriculteurs, qu’ils soient de France ou d’ailleurs, et partout je suis confrontée à cet enjeu de pérennisation des activités agricoles. Aujourd’hui je suis en contact avec environ 200 personnes. Le grand public n’imagine pas tout le travail qu’il y a en amont pour cultiver, sécher, moudre ces épices. Pour préserver ces métiers d’art, j’ai pour principe de ne jamais discuter le prix proposé — à partir du moment où il n’est pas déraisonnable. Mais la pénibilité du métier est telle que même en payant le prix qu’ils me demandent, en Inde, au Sri Lanka ou au Vietnam, dans vingt ans, je pense que ça risque d’être très difficile.

Chai latte frappé au lait d'amande
Les notes de ce mélange d'épices pour le thé en Inde avec une dominante de cardamome verte se retrouvent dans le sirop. Ce frappé réalisé à la minute rafraîchit avec gourmandise les chaudes après-midi.
Etape 1 - Réalisez au préalable votre sirop maison (5 min de préparation et 15 min de cuisson). Pour 25 cl de sirop au Chai Masala, il vous faut :
- 40 g de mélange Chai Masala by Beena (mélange d'Epices Rœllinger)
- 20 g de thé noir
- 250 g de sucre blanc
- 25 cl d'eau
Réunissez tous les ingrédients dans une casserole. Laissez cuire à feu doux pendant 15 min jusqu'à ce que le
sucre se dissolve. Coupez le feu et laissez dans la casserole jusqu'à refroidissement. Filtrez et gardez au réfrigérateur dans une petite bouteille fermée (le sirop se conserve pendant un mois).
Etape 2 - Réalisez ensuite votre frappé à la minute. Pour un verre de frappé :
- 3 cl de sirop de Chai Masala
- 10 cl de lait d'amande
- Cacao en poudre
- 6 glaçons
Dans un blender, versez le sirop et le lait d'amande et ajoutez les glaçons. Mixez à peine une minute. Servez dans un verre, refroidi au préalable au congélateur. Saupoudrez le cacao à l'aide d'une passette. Servez dans un verre haut.
Variante: vous pouvez remplacer le lait d'amande par du lait de vache, et si vous souhaitez partager cette boisson avec des enfants, vous pouvez réaliser le sirop sans le thé.