D'extérieur, une façade en bois clair qui détonne, dans cette petite rue du 15ème arrondissement parisien. Bienvenue chez Chakaiseki Akiyoshi. Cheveux impeccablement relevés en chignon et kimono traditionnel, Misuzu, l'épouse du chef Yuichiro Akiyoshi, nous salue à l'entrée. A l'intérieur de cet écrin confidentiel que les amoureux de gastronomie nippone se refilent sous le manteau, il fait assez sombre. « C'est voulu », explique mon interprète, Reiko Mori. « Le cha-kaiseki est un vrai voyage, au cours duquel on est censé passer de l'ombre à la lumière.» Rien que ça !
Dix places le long du comptoir en cèdre, pas une de plus. Le timing est extrêmement précis : il faut arriver à midi pile, le repas commençant à 12h10. Arriver en retard serait une faute de goût impardonnable. Dans la culture japonaise, c'est manquer de respect à l'hôte qui nous reçoit. Tous les matériaux en bois ont été importés du Japon : marronnier pour le sol, cyprès pour la colonne, et châtaignier japonais (tochi) pour la table d’hôte sur la droite en entrant. Dans cette authentique sukiya (maison de thé) va se jouer bientôt une cérémonie ancestrale d'une sophistication inouïe. Mais avant, pour préparer celle-ci, il va falloir... Manger ! Voici tout ce que vous devez savoir pour ne pas commettre d'impairs.

Un repas pour préparer l'estomac à un thé amer !
En France, on connaît la cuisine des izakaya, ces espèces de bistrots nippons servant des plats simples et populaires (ramen, soba etc.). Ou celle des sushis, réservée normalement à de grandes occasions. Mais quid de la cuisine cha-kaiseki ? Le terme désigne « le repas qui précède ce que vous appelez en Occident la cérémonie du thé - on dit, nous, cha-no-yu : "la voie du thé" » résume Reiko. Un repas extrêmement codifié, visant, dans un degré de raffinement ultime, à préparer l'estomac à recevoir, à la toute fin... Un bol de thé matcha !
« Historiquement, il s'agissait de koïcha ou « thé épais », me précisera plus tard le chef. Soit un matcha particulièrement foncé et opaque, bien trop amer à jeun. Yuichiro Akiyoshi s’est formé pendant dix ans à Kyoto, au sein du restaurant Hyotei, haut lieu du cha-kaiseki, fondé il y a 400 ans et aujourd'hui auréolé de Trois Etoiles. Il me racontera lors d'un entretien que le cha-kaseiki remonte à l'époque du bouddhisme zen. Sa forme actuelle lui aurait été insufflée par le célèbre moine bouddhiste et maître de thé Sen-no-Rikyu, sous l’ère d’Azuchi-Momoyama (1573-1603). Cet art sera définitivement formalisé vers la fin de l‘époque d’Edo (1603-1867).
Une légende raconte que comme il était interdit aux moines de manger avant midi, pour calmer les gargouillis de leur bidon affamé, les pauvres glissaient une grosse pierre là où leur kimono forme une sorte de poche, au-dessus de l’estomac. « C'est sans doute ainsi qu'est né le mot kaiseki, qui signifie littéralement "pierre sur le ventre" », me confirmera Reiko Mori. Progressivement, ce terme va être adopté par la cour impériale de Kyoto, jusqu'à finir par désigner un repas pour bec fin, constitué d’une multitude de petits plats (légumes mais aussi poissons), servis dans un ordre précis.

Ordre de dégustation et symbolique des plats
Chaque dégustation débute toujours par une tasse d’eau chaude, dans laquelle est infusé un bourgeon de shiso. Ou, comme ce midi, une graine de riz soufflé. Cette toute première étape du cha-kaiseki est censée réveiller les cinq sens et ouvrir le palais. Arrive ensuite un plateau sur lequel sont posés deux bols laqués couverts. Je soulève chaque couvercle : à gauche, le bol abrite un riz parfaitement blanc. A droite, une soupe miso, dont la couleur varie en fonction de la saison. « En été, elle est rouge et plutôt salée », poursuit Reiko. « L’hiver, elle sera blanche, très douce, sans ajout d'assaisonnement ». Au centre, se trouve ce qu'on nomme mukô-zuké, la « coupelle d’en face ». Généralement, celle-ci contient des tranches de poisson cru, agrémentées d’un condiment léger.Mode d'emploi ? Commencez par porter quelques grains de riz en bouche, puis une gorgée de soupe miso, avant de savourer le poisson. Ce premier riz est dit niebana : à peine cuit dans sa vapeur, légèrement sous-cuit, nature, ni assaisonné, ni garni. A ce sujet, j'apprends grâce à ma discrète voisine japonaise qu'au pays du Soleil-Levant, le riz est sacré. On dit qu'un esprit se cache dans chaque grain. Du coup, il faut veiller à ne jamais laisser le moindre grain dans son bol. A savoir également : vers la fin du repas, avant d'enchaîner avec la cérémonie du thé, un deuxième riz vous sera servi, meshi, cette fois cuit correctement, délicat, et très légèrement sucré.

24 saisons, divisées en 72 micro-saisons
Aucune musique ne vient troubler le calme des lieux. Juste le bruit de l’eau qui bout, du chef qui tranche une bonite... On murmure plus qu'on ne parle. C'est très zen. Arrive le nimono-wan. De l'avis du chef Akiyoshi, c’est le plat le plus complexe du menu. Il représente la saison en cours. Sachant qu'au Japon, les saisons se succèdent de manière plus subtile mais sont aussi plus variées : on en dénombre 24, divisées en 72 micro-saisons ! Chaque ingrédient est simplement blanchi séparément dans un liquide, afin de lui conserver sa saveur propre.
Les légumes proviennent de deux maraîchers japonais : le très prisé Asafumi Yamashita, installé au cœur de Yvelines, et Anna Shoji, dans la Loire. Les produits de la mer, de Bretagne ou Normandie. Fin connaisseur du poisson japonais, Yuichiro trouve qu'il goûte différemment chez nous : « la chair est moins ferme, mais la saveur plus intense », dit-il.
Suivront quantité d'autres petites portions, que je ne vais pas pouvoir toutes énumérer ici. Un mot seulement sur le shii-zakana ou « mets qui accompagne le saké ». En l'occurrence ici, un bôzushi, « sushi bâton » de maquereau de Norvège, gras et dodu. Le chef le saisit au charbon binchôtan, avant de lui associer une feuille de shiso et de l’envelopper dans une algue nori croustillante. L'occasion de rappeler que le thé n’est pas la seule boisson à l'honneur dans le cha-kaiseki. Dans le shintoïsme, religion primitive du Japon, antérieure à l'introduction du bouddhisme et caractérisée notamment par un polythéïsme animiste, le saké est considéré à la fois comme une offrande et un moyen de communiquer avec les divinités. L'un d'eux est d'ailleurs soigneusement choisi pour nous parmi 80 références, avant le mukô-zuké et le shii-zakana. Diplômé de sommellerie, le chef a également sélectionné plus de 200 références de vin. Sachez qu'aux côtés de Frédéric Cossard ou Sébastien Riffaud, on trouve même des vignerons japonais !

Un dernier mot sur le cha-no-yu (cérémonie du thé)
Un gong retentit au moment où le chef s’apprête à préparer l’o-usu ou « thé dilué ». Le silence se fait. Un autre rituel, plus méditatif, commence alors face à la chagama, cette grande bouilloire en fer. Le chef plie et déplie plusieurs fois une serviette selon une gestuelle millimétrée qui ressemble presque à une danse. Chaque geste et chaque objet a un sens. Reiko m'expliquera que lorsqu'il regarde la louche en bambou qui puise l’eau dans la bouilloire, notre hôte contemple en réalité son âme.Le dessert du chef pâtissier Manabu Shiraishi, réalisé minute sous nos yeux, est servi pendant la préparation du matcha. C'est un omo-gashi, un type de wagashi (pâtisserie japonaise), mais « cru » (sans cuisson finale), que l'on sert lors de la cérémonie de thé. Ce midi-là, il s'agit d'une pâte au thé vert gélifiée dans de l’agar-agar, d'une grande fraîcheur. Je comprends alors que la cuisine japonaise, éminemment sensuelle, repose sur la texture, bien plus que le goût. Sur ce qui reste ou qui part, sur le fugace, le furtif. D'un coup, c'est comme si le Japon m'embrassait. L'omo-gashi fond dans ma bouche, et très délicatement, la texture initiale se transforme, disparaît, déposant sur la pointe de ma langue pendant quelques secondes quelque chose de doux et d'un peu râpeux, quasi imperceptible. Le caractère éphémère du monde niche là, dans cette bouleversante apparition-disparition.
Je saisis mon bol de matcha à deux mains, admire le motif peint, la matière. Puis déguste la première gorgée. Brusquement, l'émotion jaillit, inattendue. La surprise du crémeux naturel d'un thé matcha. Sensation de mâcher une mousse fraîche cueillie dans la forêt. Silencieusement, des larmes roulent sur mes joues.

Photo de Une : restaurant Chakaiseki Akiyoshi (Paris) © Nobu Hidetaka