Tout chef de restaurant bien dans son époque s'est au moins posé la question une fois : peut-on, alors que la planète brûle, continuer à travailler des produits venus de très loin par avion ou camion ? Comment concilier amour du produit, créativité culinaire... Sans faire exploser son bilan carbone ? Le tout local est-il l'unique solution?
Bonne nouvelle : il existe aujourd'hui des alternatives pour continuer à utiliser ces produits dits exotiques (ananas, café, chocolat, épices...) sans risque d'abîmer davantage notre bonne vieille Terre. Si désormais yuzu, citron caviar, main de Bouddha et autres agrumes habituellement réservés aux pays tropicaux poussent à Roscoff, on peut aussi les faire venir jusqu'en France... Sans émission de CO2, ou quasi.
Une goélette comme droit sortie de Pirates des Caraïbes
Le Tres Hombres est une authentique Brigantine hollandaise de 32 mètres sous pavillon de Vanuatu, qui fait le tour du monde afin d’acheminer des marchandises en utilisant uniquement la puissance du vent. Notamment des tonneaux de rhum récupérés d'île en île aux Antilles. Mais aussi des fèves de cacaos bio de République dominicaine, et du café bio de Colombie. Un transport maritime propre, qui permet de transporter jusqu'à 35 tonnes de cargaison.A la barre ? Différents capitaines, qui se relaient en fonction des voyages. La traversée s'étend de début novembre à avril. « On fait une rotation par an », explique Grégory Girardin. Originaire de Loire, cet associé des Frères de la Côte a longtemps roulé sa bosse dans la finance, de l’autre côté de l’Atlantique au Canada. Passionné par le monde du rhum et de la mer, il est tombé amoureux du projet.
« On part des Pays-Bas à l'automne, portés par les Alizés, avec de vieux de fûts de cognac, ou des fûts ayant contenu du pineau de Charentes. Après une escale aux Canaries pour charger les cales en rhum, on met le cap sur la Barbade. Aux Antilles, on monte à bord épices et rhums. Et on rentre au printemps à Amsterdam, via escale aux Açores... Toujours à la voile ! »
Une traversée de l'Atlantique digne des corsaires... Jusque dans la manière de procéder au chargement du navire : « A la Martinique, les tonneaux de rhum de la distillerie La Favorite sont chargés à bord comme il y a des centaines d'années avant : des nageurs expérimentés font rouler les tonneaux un par un depuis la plage, les précipitent dans l'eau (ils flottent, NDLR) et les transportent à la nage jusqu’au bateau »
La société hollandaise FAIRTRANSPORT est l'armateur propriétaire de cet impressionnante goélette en bois, affrétée par les Frères de la Côte depuis 2017. Ce n'est pas pour rien que cet importateur et embouteilleur de produits transportés à la voile porte le nom d'une confrérie de flibustiers et de boucaniers installée sur l'Île de la Tortue au début du 17ème siècle. Des marginaux, mais aussi des visionnaires, qui s'étaient fixés des règles, un code d’honneur et vécurent de leurs diverses activités en marge de la société (chasse, contrebande, course).
« Le transport à la voile n'est pas une utopie »
« Le transport à la voile n'est pas une utopie », assène Grégory Girardin. Bien qu'encore méconnu du grand public, ce mode de navigation douce s'avère en réalité efficace et rentable. Propriété des Frères de la Côte, le Zeehaen, ancien morutier terre-neuvas rematé, devrait être mis a flot fin 2025, pour étoffer la flotte. « Il transportera rhum, épices, café, fèves de cacao, sucre, et des alcools type mezcal ou pizco »Les cargos à la voile ont le vent en poupe. En juin dernier, Saint-Nazaire (44) accueillait la deuxième édition de Wind for Goods, un salon consacré à la propulsion des navires par le vent, organisé par l’Agence de développement économique de Nantes Métropole. Si en l'espace d'un siècle seulement, les marins ont pour beaucoup délaissé ce vent qui les avait portés pendant 5 000 ans, selon l’International Windship Association, une quarantaine de grands cargos dans le monde utiliseraient aujourd'hui la navigation à la voile, une énergie gratuite et largement disponible.
Certains chefs s'y intéressent de près, à l'instar du discret et humble Thomas Parnaud, chef du Georges, la table du Grand Monarque, à Chartres. Croisé lors de la dernière cérémonie étoilée MICHELIN 2024, il nous raconte cette rencontre fortuite qui a changé sa manière de concevoir son métier.
« Je m'intéressais aux voiliers-cargos, et j'ai découvert l’existence du Tres Hombres en 2018 », nous confie cette jeune toque de 33 ans, passée notamment par Épicure, le restaurant Trois Etoiles du Bristol Paris. « Je savais que Les Frères de la Côte embouteillaient une cuvée spéciale de la distillerie La Favorite, en Martinique, où j'ai grandi. Il y a trois ans, je revenais de vacances, et avec ma compagne nous devions fait une étape à La Rochelle. En regardant les activités à la Capitainerie, j’ai vu que le Tres Hombres était en approche et restait trois jours sur place. C’était l’occasion de voir le bateau. »
Emballé, Thomas Parnaud devient client. « Je me fournis chez eux et dépense entre 2 000 à 4 000 € par an en rhum, chocolat, épices et café, transport inclus ». Pour lui, c'est rentable. « On parle ici de produits très rares, de micro-producteurs impossibles à trouver en métropole ». Vanille, cannelle, épices colombo, curcuma, poivres blancs et noirs Penja, massalé, muscade... Tout cela peut être convoyé sans avion. Il y voit un « retour aux sources, à l’ancien temps. La mondialisation n'a pas commencé hier ! » rappelle-t-il, citant l'exemple des tomates et pommes de terre ramenés par Christophe Colomb au 15ème siècle.
Concrètement, sa poularde boucanée, souvenir de son enfance à la Martinique, est élaborée avec les épices convoyées par la Brigantine. Son baba au rhum de la distillerie La Favorite intègre une crème montée à la cannelle et vanille de Martinique... Toutes deux rapportées par le même Tres Hombres. « Depuis septembre 2023, le navire nous ramène également un café vert de petit producteur : un grand cru bio Excelso de Colombie, qui arrive à Chartres pour être torréfié à 50 mètres du restaurant à la Brûlerie Chartraine voisine, avant d'être livré au Grand Monarque »
Une alternative qui séduit les plus grands chefs
Si le Tres Hombres livre majoritairement des cavistes, il s'intéresse de plus en plus aux restaurants semi-gastro et étoilés. Car le chef Thomas Pacaud n'est pas le seul à s'enthousiasmer pour ce mode de transport écologique. A Reims, Arnaud Lallement, la toque du triplement étoilé L'Assiette champenoise s'est fournit l'an passé en rhums La Favorite, mis en bouteille par les Frères de la Côte. Et à Monte-Carlo, la Société des Bains de Mer passe commande une à deux fois par an pour l'Hôtel Hermitage. Elle achète du rhum La Favorite, mais également du Père Labat de Marie-Galante, ou d'autres rhums de République Dominicaine et de la Barbade.
« Ce qui est intéressant », explique Grégory Girardin, « c'est que les remous du voyage provoquent un vieillissement du rhum en tonneau. Le roulis des flots secoue et sur-oxygène l'alcool, libérant les tannins du bois. A l'arrivée, le rhum a gagné en complexité. »
L'initiative ne séduit pas que des chefs parisiens. En Savoie, Denis Vinet, aux manettes de la Ferme de Victorine, croit aussi que l’énergie du vent est l’avenir du transport maritime. Dans ce Bib gourmand MICHELIN branché terroir, où depuis la jolie salle rustique, on aperçoit les vaches dans l'étable, il raconte : « J’ai rencontré Grégory au restaurant, qui m’a parlé de leur aventure, il y quatre ou cinq ans. Cela m’a beaucoup plu, ça fait longtemps que j’essaye de réduire mon empreinte carbone, notamment en travaillant avec des fournisseurs locaux. Pour moi, c’était dans ma logique de travailler avec les Frères de la Côte. Grégory nous a fait une dégustation de rhums, et depuis nous travaillons ensemble. »
Des versions ultra-modernes à la pointe du design
Les Frères de la Côte ne sont pas les seuls à voir le potentiel des voiliers-cargos. Début juillet dernier, la célèbre maison bourguignonne Drouhin, située à Beaune, annonçait qu'elle faisait voyager du port du Havre à celui de New York 15 000 bouteilles de Chablis et Côte de Beaune blanc 2022... Cette fois à bord d'un voilier-cargo français ultra-moderne, qui émet dix fois moins de CO2 qu’un porte-conteneurs traditionnel. Travaillant en viticulture biologique et biodynamique depuis 1988, il était logique que la Maison aille jusqu'au bout de son éthique.L'Anemos, 81 mètres de long, possède une capacité de charge de 1 100 tonnes, à répartir sur six cales capables d’accueillir 1 200 palettes de marchandises. Avec ses deux mâts de 52 mètres de haut, il rallie les Etats-Unis en une quinzaine de jours... Tout en réduisant de 90 % les émissions de CO2 ! Une goutte d’eau dans une flotte mondiale qui compte plus de 105 000 navires de plus de 100 tonnes.
Ce premier voyage, mené en partenariat avec TOWT (TransOceanic Wind Transport), premier transporteur français de marchandises à la voile, s'est achevé mardi 3 septembre dernier. Il devrait y avoir une douzaine d’allers-retours de ce type chaque année, tous au départ du Havre. « Ce sont les voiliers-cargos les plus grands du monde, et nous commençons à avoir un impact sur le transport maritime » , commente Guillaume Le Grand, président de TOWT. Rendre moins polluant le transport maritime, responsable aujourd'hui de 3 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, est un objectif réalisable pour la compagnie fondée en 2011, qui envisage de constituer une flotte de six voiliers-cargos du même type, opérationnelle d’ici à 2027.
On peut également citer l'exemple de Grain de Sail, entreprise bretonne basée à Morlaix, à la fois torréfacteur de café, chocolatier et transporteur de vins bio. Après avoir ouvert une première usine de torréfaction en 2013, suivi en 2016 d'une usine de chocolaterie, ils ont construit un premier voilier moderne en 2018, mis en service en 2020. Lequel rallie New York en 24 jours environ au départ de la France : « C’est le double d’un porte-conteneurs classique » , explique Stefan Gallard, Directeur Marketing. « Mais là où nous avons l’avantage, c’est que notre voilier, plus petit que ces énormes porte-conteneurs, est directement déchargé arrivé sur place, puisqu'il passe par des ports secondaires. Il est donc acheminé rapidement jusqu'à notre importateur, tandis que les cargos classiques prennent parfois beaucoup de retard dans les plus gros ports, vite engorgés. »
Pour en savoir plus :
- www.lesfreresdelacote.eu
- www.fairtransport.eu
- www.treshombres-shop.com
- www.towt.eu
Photo de Une : © Guillaume Tollu