C’est l’éternelle question, pour ne pas dire le marronnier, qui agite le petit monde de la gastronomie : comment mangerons-nous collectivement demain ? Pour y répondre, qui de mieux que le Guide MICHELIN (124 ans de recul historique !), pour s’interroger sur l’avenir du restaurant, cet actuel objet de pop culture, né à Paris en 1765, à l’aube de la Révolution française...
Avant tout, petit flash back dans l'Histoire de la gastronomie française. C'est un certain Mathurin Roze de Chantoiseau qui a l'idée de proposer fin 18ème siècle à ses clients des tables individuelles et des plats à choisir sur un menu, au lieu des tables d'hôtes à partager et du plat unique que proposaient jusqu'alors les auberges de voyageurs.
En matière de restauration collective, la deuxième grande révolution, si l'on considère l’époque contemporaine, s'opère au tournant des années 1970. Comme le fait remarquer Alain Ducasse, « il y un avant et un après la Nouvelle cuisine. Elle s’allège, elle prête attention aux produits. Derrière cette évolution, il y des changements techniques. Et puis il y a des changements de mentalité. Du côté des cuisiniers : ils sortent de leur cuisine, et l’image de la profession s’améliore. Du côté des mangeurs : le restaurant devient un hobby, et la cuisine un sujet d’intérêt légitime. Enfin, il y a des changements de contexte : la France commence à s’intéresser aux autres cuisines, notamment japonaise, les savoirs et les cuisiniers commencent à circuler dans le monde entier.»
Mais si pour le mastodonte de la gastronomie française, tous ces changements « se sont accentués et accélérés », « la véritable nouveauté de ces dix ou vingt dernières années », reste pour lui la préoccupation environnementale. Laquelle s'est d'abord traduite, de façon très concrète, par l’apparition de plats végétariens, voire vegan, à la carte des restaurants, et par la multiplication d'établissements branchés végétal. Lui-même était visionnaire : son premier menu végétarien date de 1987, au Louis XV, à Monaco... Bien avant Sapid, l'établissement parisien qu'il a mis sur orbite en 2021, avec sa cuisine à 95% végétale.

1 - Le restaurant du futur sera durable et responsable
Pour Alain Ducasse, si le sourcing de produits locaux, de saison, issus d’une agriculture durable est désormais un automatisme pour une gastronomie de qualité, le vrai challenge pour les restaurants de demain consiste à diminuer leur empreinte carbone, sur fond de réchauffement climatique (voir cet autre article consacré au boom des voiliers-cargos écolo). Et à réussir à réduire drastiquement leurs déchets.
2 - Réinventer le métier et la place des chef(fe)s
C'est l'autre grande tendance que prédisent les experts que nous avons consultés. Indice, Datil, sorti en septembre 2023, qui propose cinq co-cheffes interchangeables (lire ici). Transversalité, égalité salariale, mais aussi bienveillance et refus des violences en cuisine. L'établissement étoilé coche toutes les cases du restaurant de demain. « Toutes les cheffes ont changé au moins une fois de poste. On essaie de les rendre très polyvalentes, de la pâtisserie à la cuisine du poisson » explique Manon Fleury.
Verra-t-on demain l’intelligence artificielle envahir les restaurants, au point de remplacer les chefs et le personnel ? « Bien sûr », affirme Vincent Grégoire, Directeur de la prospective du cabinet de tendances Nelly Rodi. « Il y aura de petits robots pilotés par la voix, ou comme on le voit déjà en Corée, des gâteaux à base d'algues réalisées via imprimantes 3D » prophétise l'expert. Mais pour le moment, qu'on se rassure : les serveurs robots et robots conversationnels aux bornes de commandes sont réservés aux fast food. Pas sûr que la gastronomie de haut vol, notamment les restaurants étoilés, succombent à la tentation du tout high-tech.

3 - La fin du festaurant, ce restaurant festif ?
Lancé par le Français Paul Pairet en Chine, à Shanghaï, en 2012, le triplement étoilé Ultraviolet est considéré comme le pionnier des restaurants immersifs. Jouant sur l'expérience multi-sensorielle, cette unique table d’hôtes de dix couverts impose aux happy few qui ont la chance d'y faire halte une chorégraphie minutée à la seconde. Tous les convives arrivent et repartent en même temps. Le transport se fait en van depuis le Bund, jusqu'à une adresse en périphérie de Shanghaï, tenue secrète. Mer, plage, forêt… Les jeux de lumière, la musique, les images et odeurs diffusées subliment l’expérience culinaire tout au long de vingt plats (!) « On se nourrit plus de mythes que de calories » résume le site Web, bravache.
Dans la lignée d'Ultra-Violet, on a vu apparaître récemment en France plusieurs tables immersives de standing, comme en novembre 2023 La Table du Chef Le Meurice, en association avec la maison champenoise Dom Pérignon. Cachée au sous-sol du palace, celle-ci peut accueillir jusqu’à huit convives, et vous plonge au cœur des cuisines. Ou, en février 2024, celle de Marcel Ravin, à Monaco. « Au cœur du Blue Bay Marcel Ravin, il y a comme un second restaurant de huit couverts », explique le chef. « Une grande table qui a pour nom La Table de Marcel, ouverte trois soirs par semaine. Plus qu’une expérience, l’idée est de chercher à provoquer une émotion ». Le menu se compose d’une quinzaine de petits plats, associant un artiste-peintre ou un céramiste… Chacun d'eux étant invité à parler de son univers autour de la table.

Pourtant dans l'Hexagone, l'immense majorité de ces établissements dits immersifs restent grand public, servant une cuisine tout juste correcte, en tous cas très oubliable. Le Groupe EPHEMERA en a d'ailleurs fait sa spécialité : chacun de ses opus parisiens adopte un thème différent. Stellar, dans le 11ème arrondissement de la capitale, vous plonge dans l’espace. Jungle Palace, dans le 10ème, au sein d’un monde perdu, dans une vieille bâtisse envahie par la végétation, façon Indiana Jones et le Temple maudit. Quant à Under The Sea, dans le 13ème, il vous submerge tout au fond de la mer. Les tarifs pratiqués restent très accessibles : entrées et desserts sont à moins de 10 €, pour les plats, compter entre 15 et 22 €.
« Est-ce que le restaurant sera de plus en plus spectacle ? » s'interroge Alain Ducasse. Le maestro est sceptique : « Il y a effectivement quelques établissements qui jouent cette carte – et la France n’est pas le pays le plus concerné par cette tendance. De là à prédire que le restaurant sera de plus en plus un spectacle, il y a un pas que je ne franchirai pas. Certes, l’expérience du mangeur est totale : il y a ce qui est dans l’assiette, mais aussi tout ce qui est autour – les arts de la table, la décoration, la lumière, le son et surtout le style de service. Mais le restaurant reste un lieu où l’on mange », persiste notre toque. Et de conclure : « Si le spectacle est là pour faire oublier l’assiette, on n’est plus dans un restaurant. » Paul Pairet lui-même se défend d'ailleurs de sombrer dans le pur dîner-spectacle : chez Ultraviolet, la technologie n’est qu'un support visant à donner du relief au plat « sans jamais prendre le dessus » affirme-t-il.

6 - Vers une radicalité du restaurant
Quand on demande à Vincent Grégoire, du cabinet Nelly Rodi, à quoi pourrait bien ressembler le futur de la restauration, ce dernier dégaine son jargon d'analyste : « Je dirais qu'on observe en tendance macro une certaine radicalité. Les clients des restaurants ne veulent plus de tiède, de nuancé ». L'expert parle d’un « retour de l’ultra, quitte à cliver, car c’est ça qui va créer de la mémorabilité ». Et souligne un aspect important : « Dans la période particulièrement chahutée qu’on vit, il faut avoir une vraie raison de mettre le nez dehors. Le client ne veut surtout pas se sentir comme à la maison. Il veut vivre quelque chose d’intense, de théâtral. »Le Directeur de la prospective dessine une sorte de « mapping ». Deux grands axes qui se croisent en leur milieu, de façon perpendiculaire. Nord, Sud, Est, Ouest... A l'extrémité de chacun d'eux, un point cardinal, correspondant à une micro-tendance. Soit quatre grandes tendances qui cohabitent ensemble, bien que diamétralement opposées les unes aux autres, et qui devraient s'installer dans les prochains mois.
La première ? « L'ultra-terroir, ou la monstration scénarisée du savoir-faire », récite le spécialiste. Concrètement, ce sont par exemple ces toques de renom, à l’instar de Jean Imbert au sein du restaurant du Plaza Athénée, qui remettent à l'honneur les recettes de grands-mères et les grands incontournables de la gastronomie française. Deuxième tendance, l’émotion : « Les gens veulent du magique, de la fantaisie, de la poésie. Boire des bouillons de sorcière, des élixirs de fées, découvrir des textures étranges. Ou bien vivre comme dans un jeu video ».
Troisième tendance, ce qu'il nomme le « new bling expressionniste : une côtelette dorée à la feuille d’or, un repas autour d’une seule couleur, ou préparé avec un unique ingrédient… Cela relève de l'ordre de la performance artistique. » Il ne faudrait pas pour autant négliger la qualité de l'assiette. Mais qu'on se rassure ! La quatrième (et dernière) tendance observée serait celle de « l’ultra-raison : on veut une cuisine plus intellectualisée. Gardien du temple, le client appartient à une tribu sociale, engagée, qui mange et boit politique, défend des produits jusqu'à l’orthorexie ». « Le futur du restaurant est quelque part ici » , conclut Vincent Grégoire. « Dans une combinaison subtile de chacun de ces éléments ».

Photo de Une : Ultraviolet by Paul Pairet - Shanghai © Scott Wright