Restaurants 4 minutes 19 décembre 2025

Chefs et architectes : comment repenser le restaurant

Aux antipodes d’une esthétique aseptisée et standardisée, certains restaurants sortent du lot d'un point de vue architectural. Audacieux, avant-gardistes, loin des standards éculés, ils révolutionnent le petit monde de la gastronomie. Cuisines, circulation au sein des espaces, scénographie... Comment chefs et architectes collaborent-ils ?

Une silhouette futuriste, tout de métal et de verre, s'accroche à flanc de colline, suspendue entre terre et air, dominant la vallée verdoyante. Cap sur les hauteurs de Laguiole, dans le nord de l'Aveyron. C’est ici, à 1225 mètres d’altitude, au Suquet, que le célèbre chef Michel Bras a décidé de faire sortir de terre un nouvel établissement. En 1992. 

« Quand on a bâti là-haut, on s'est fait beaucoup casser de sucre sur le dos, parce qu’on été créé un lieu ultra-contemporain », raconte son fils Sébastien, aujourd'hui aux fourneaux. « Mais les gens n’ont pas compris que ce lieu était aussi très ancré dans l’Histoire du pays, intégré au paysage ». Car oui : ce bâtiment à moitié enterré dans le sol de l'Aubrac est un hommage aux burons du XIXème siècle, ces abris de bergers en pierre sèche. En langue d'oc, suquet signifie « petite montagne pelée ». Visionnaire, il fallait l'être à l'époque, pour oser bâtir ex-nihilo un complexe alliant restaurant et hébergement. 

Blottie à l’abri des vents dominants du nord et du sud, l’écir et l’olto, la construction appuie une vision culinaire. « Un restaurant, c'est une vision » explique Sébastien Bras. « Or celle-ci ne s'exprime pas uniquement dans l'assiette » rappelle-t-il. 

La draille du Suquet : un chemin qui pointe vers le village de Laguiole, fief de la famille Bras © Joann Paï
La draille du Suquet : un chemin qui pointe vers le village de Laguiole, fief de la famille Bras © Joann Paï

Ils sont nombreux à partager ce point de vue. « Un restaurant, c’est un lieu que le client vient visiter, dont il attend une expérience presque aussi importante que celle de la cuisine », renchérit Mory Sacko depuis Paris. « Il doit se passer quelque chose dès qu’il y entre ».

En ouvrant en 2020 MoSuke, cuisine d'auteur navigant entre Afrique et Japon, le jeune chef a réalisé que « faire simple, en blanc et bois comme dans un intérieur japonais, pour donner la priorité à l’assiette n’était peut-être pas suffisant ». En 2023, il a fait appel à Friedmann & Versace, cabinet qui a repensé la structure avec des matériaux comme le bois ou la paille. Mais aussi réduit le nombre de couverts, « pour pouvoir offrir de larges banquettes et plus d’espace entre les tables, créant ainsi une ambiance chaleureuse et intime ».

Restaurant MoSuke © Virginie Garnier
Restaurant MoSuke © Virginie Garnier

Il y a quelques jours, le restaurant Ducasse Baccarat, ouvert depuis septembre 2024 dans l’ancien hôtel particulier de Marie-Laure de Noailles, était désigné le « plus beau du monde », remportant le prix Versailles 2025 de l’architecture et du design, devant Gerbou à Dubaï. 

Conçu par Aliénor Béchu et ses équipes de Volume ABC, main dans la main avec Alain Ducasse, ce cabinet de curiosités chic abrite les œuvres inédites de plusieurs artistes, dont Jean-Guillaume Mathiaut et Pierre-Yves Le Floc’h... Sous un ciel de gouttes de cristal, spécialement façonnées par les artisans de Baccarat.

Le restaurant Ducasse Baccarat, sacré « plus beau restaurant du monde »  le 4 décembre 2025 © Bertille Chabrolle
Le restaurant Ducasse Baccarat, sacré « plus beau restaurant du monde » le 4 décembre 2025 © Bertille Chabrolle

Au-delà de l'architecture du bâtiment, de la façade, des volumes, l'architecture intérieure (le décor) joue aussi un rôle-clé dans l'appréciation générale du restaurant, au même titre que les arts de la table (lire : Tendance : quand la vaisselle entre en Cène).

On peut citer cette forêt recréée au sein du restaurant Ursus, à Tignes. Les convives sont immergés dans une pièce peuplée de près de 400 arbres. Douze tables, pas une de plus, se cachent au milieu de certaines « clairières », éclairées par une lumière tamisée. Clément Bouvier fait partie de ces chefs qui pratiquent la cueillette sauvage en forêt. C’est d’ailleurs ainsi que lui est venu ce projet un peu fou… « Puisque je ne pouvais pas amener tout le monde avec moi pendant mes promenades, j’ai décidé de leur amener la forêt en salle ! » 

Certains lieux très conceptuels fondent l’expérience sur la scénographie et la technologie . A l’instar de Ultraviolet, longtemps qualifié de « restaurant du futur », à Shanghai (et aujourd’hui définitivement fermé). En dialoguant avec le chef Paul Pairet, l’architecte avait créé une expérience immersive unique, des atmosphères avec différents jeux de projecteurs et des playlists spécifiques. 

Restaurant Troisgros - Le Bois sans Feuilles, à Ouches © Lea Boeglin
Restaurant Troisgros - Le Bois sans Feuilles, à Ouches © Lea Boeglin

Quand en 2017 Marie-Pierre et Michel Troisgros abandonnent les abords de la gare de Roanne pour déménager leur Trois-Etoiles dans une ancienne propriété à Ouches, à 1h de route de Lyon et de Clermont-Ferrand... C'est à un architecte français plutôt habitué à la construction d’espaces de spectacle qu'ils font appel. 

On doit à Patrick Bouchain des espaces culturels tels que le Lieu Unique à Nantes, ou la Cité Nationale de l'Histoire de l'Immigration à Paris. « Mon objectif a toujours été de réintroduire de la vie dans des lieux de culture. Mais justement : le restaurant aussi est un lieu de culture », avance ce Grand prix de l'urbanisme 2019. Non content d'avoir repensé de fond en comble l'établissement triplement étoilé Le Bois sans Feuillesil a aussi imaginé La Colline du Colombier, le restaurant bourguignon de la famille Troisgros... Sans oublier la rénovation de La Grenouillère, le Deux-Etoiles d'Alexandre Gauthier dans le Pas-de-Calais.

Troisgros- Le Bois sans Feuilles © Félix Ledru
Troisgros- Le Bois sans Feuilles © Félix Ledru

A Ouches, dans un écrin de dix-sept hectares en pleine nature, « Patrick Bouchain a eu cette belle idée de faire arriver les convives par la grange, où nous avons placé l’accueil ainsi que les caves et un office surmonté d’une impressionnante toiture pyramidale », explique le couple Troisgros. Entre la grange et la « villa » l'architecte a érigé une structure de métal et de verre, venant enserrer un chêne centenaire.

La Grenouillère du chef Alexandre Gauthier (Pas-de-Calais) © Marie Pierre Morel
La Grenouillère du chef Alexandre Gauthier (Pas-de-Calais) © Marie Pierre Morel

Revenons au Suquet. Pour relier les hébergements attenants au restaurant, les architectes Éric Raffy et Philippe Villeroux avaient conçu « comme une draille » (ancien chemin de berger), « matérialisée de manière moderne, pointant en direction du village de Laguiole » poursuit le cuisinier en tendant son bras vers les toits que l'on devine à l'horizon. 

« C'est ce que voulaient faire mes parents : une vision et un lieu contemporain, mais ancrés dans l'Histoire et dans la tradition locale. Et ça à l'époque, pas grand-monde l’a compris », regrette le chef. Co-imaginé par le paternel et les architectes, le nouvel écrin reflétait pourtant parfaitement la cuisine nouvelle qu'on y servait. Audacieuse et avant-gardiste, tout en restant ancrée dans le terroir.

« Le génie de mon père, c’est d’avoir perçu avant tout le monde l’importance du végétal et de la biodiversité -dès 1978 » pointe le fils, qui l'a remplacé officiellement en 2009. « Il y a quarante ans, utiliser des plantes, des fleurs, des herbes, des graines… Ne pas changer le couteau, offrir l’eau, interdire de fumer dans le restaurant… C'était du jamais vu ! »  A 54 ans, il continue de s'émerveiller chaque jour. Sur cette terre d'Aubrac réputée âpre, « désert vert », plateau basaltique austère et pelé, battu par les vents, « le rien, le tout, quelques cailloux prennent vie » souffle ce contemplatif, regard perdu vers l'horizon. Citant Pierre Soulages : « Plus les moyens sont limités, plus l'expression est forte ».

Dessin de l'architecte Eric Raffy, représentant le Suquet (Laguiole) © ERIC RAFFY
Dessin de l'architecte Eric Raffy, représentant le Suquet (Laguiole) © ERIC RAFFY

Photo de Une : la façade du restaurant Le Suquet, bâti en 1992, à 1225 m au-dessus de Laguiole  (Aveyron) par la famille Bras © JL BELLURGET 


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