Reportages 5 minutes 18 juillet 2024

A bord du Saint Paul II avec Mathieu Chapel, pêcheur-star des chefs (épisode 1/2)

Dans le premier port de pêche au chalut de Méditerranée, on privilégie désormais les petits bateaux. Premier épisode de notre saga immersive au large du Grau-du-Roi (Occitanie), en compagnie du patron-pêcheur Mathieu Chapel, et de Nicolas Fontaine, toque du Duende, restaurant 2 Etoiles, à Nîmes.


Jour 1 


21h34 

La lumière rasante annonce le coucher de soleil imminent, et pare de teintes corail l'eau du canal et les bâtisses années 1930 du port, quai Colbert. Sweat gris et baskets, Nicolas Fontaine est déjà à bord. C'est à lui que Pierre Gagnaire a confié en 2019 les cuisines du prestigieux hôtel Maison Albar Hotels-L’Imperator (Une Clef MICHELIN), à Nîmes. Grâce à lui que le restaurant gastronomique Duende a raflé une deuxième étoile en 2022, reconduite en 2023.

Ils ne font pas le même métier, mais avec le patron-pêcheur Mathieu Chapel, le bras droit de Gagnaire a noué une amitié sincère. Bienvenue au Grau-du-Roi, port de pêche situé au sud-est de la France, aux frontières de la Petite Camargue.

Elliot Juarez, le capitaine du St Paul II, nous tend la main. Longs cheveux blonds ramassés en chignon sur le haut du crâne façon surfeur, ce basque jovial est devenu le binôme indispensable de Mathieu. Patron pêcheur de deux petits métiers, « c'est-à-dire des bateaux de moins de douze mètres de long », Le Pommette, et du St Paul II, Mathieu Chapel, 32 ans, est le fondateur depuis 2017 de la société Côté Fish, au Grau-du-Roi. Une plateforme de vente de poisson extra-frais de Méditerranée, de coquillages et crustacés, réunissant une dizaine d’artisans pêcheurs passionnés par la Méditerranée.

Leur motto ? Privilégier la pêche sélective de petits bateaux, en circuit court (direct du pêcheur au consommateur) et préserver au maximum les ressources maritimes. Entier ou préparé en filets, « aussitôt pêché, aussitôt livré ». Ou quasi : « On livre partout en France, maximum 24h après la pêche » explique Mathieu.

21h48. Le St Paul II largue les amarres et s'engage dans le canal, croisant le phare du port à tribord. Les gabians (goélands) crient ou plutôt raillent, tournoyant en bande au-dessus de nos têtes. Leur bruit se mélange à celui du moteur, tandis que nous atteignons la pleine mer, et que derrière nous, la station balnéaire se fait de plus en plus petite. 

© Côté Fish
© Côté Fish


La pêche de petit bateau, aux antipodes des chaluts industriels

22h12. Mathieu conduit le bateau. Dans le premier port de pêche au chalut de Méditerranée, le Graulen fait figure d’exception. Aux antipodes d’une pêche intensive, cet enfant du pays prône une pratique sélective, en ciblant les espèces, dans le respect des saisons. « On va commencer par l'entremaillet, un filet emmêlant, qu'on appelle aussi trémail », annonce Elliott au chef Nicolas Fontaine, toute ouïe. « Il s'agit de trois nappes accolées. La nappe intérieure est plus grande et constituée de mailles plus petites, afin de retenir les poissons qui s’enroulent dans le filet ». Posés à la nuit et relevés au lever du jour, les filets sont constitués de nappes, dont le maillage dépend de l’espèce ciblée.

Tout va très vite. A la poupe (l'arrière du bateau), Elliot lance le filet de 300 mètres de long, qui file à une vitesse impressionnante tandis que Mathieu remet les gaz, se dévidant de l'énorme bac dans lequel il était soigneusement rangé. « Attention à pas y laisser un doigt ! » lance, goguenard, le basque. Derrière le clin d'œil qu'il lance, la tension est là. Un coup de fatigue, d'inattention, et tout peut basculer en quelques secondes. Le risque, c'est de passer par-dessus bord, entraîné avec le filet. Ou d'emmêler celui-ci. Engoncé dans son pantalon jaune imperméable, il calque son rythme sur celui du patron-pêcheur. Parfois, ils inversent, le temps d'une manœuvre. Les gestes sont rodés, connus, s’enchaînent dans un ballet fluide. « On se comprend à demi-mot », résume Elliot.


Un sonar magique pour cibler les espèces de poisson

Le bateau effectue une première boucle, déroulant derrière lui le filin quasi invisible dans l'onde  « Ce soir, je dessine une moustache ! » s'esclaffe Mathieu. Un demi-cercle pas complètement fermé, dans lequel on va chercher à précipiter le poisson. Plusieurs options sont en effet possibles au moment de donner forme au piège mortel. « C'est une vraie stratégie, qui se décide un peu sur le moment, en fonction de ce que le sonar nous dit ». Le sonar ? C'est cette grosse bête à droite de la barre. Un logiciel de pointe, sondeur multifonctions nouvelle génération, qui croise la profondeur des eaux, avec les bancs de poisson détectés. « En fonction de la profondeur à laquelle le sonar détecte une masse, on en déduit de quel type de poisson il s'agit ». 

Sur l'écran, des taches colorées apparaissent, signalant la biomasse. Il a beaucoup plu au printemps. Du coup, le fond sablonneux et vaseux au-dessus duquel on se trouve actuellement est gorgé d’alluvions d’eau douce, déposés notamment par le Vidourle voisin. Ça attire les poissons. Mais gaffe aux cadoules, « des bancs de sable changeant comme les baïnes, sur lesquels le bateau peut s’échouer quand il n’y a pas assez de fond » m’explique Elliot. 22h50. On aperçoit des muges (mulets) qui sautent par-dessus les flots, surprises de croiser un bateau à cette heure de la nuit. Où sont les dorades ? s'inquiète Mathieu, visage tendu.

© Côté Fish
© Côté Fish

Lancer les filets n'est pas une mince affaire. On choisit l’endroit essayant de croiser plusieurs paramètres, « le vent, la houle, le courant... Mais il y a toujours une part de chance », rappelle Mathieu. La nuit est tombée quand le premier piège est posé. La mer est calme, le silence règne, à peine troublé par le bruit du moteur à propulsion. La brise nous caresse le visage tandis qu'on admire les étoiles. Sans aucune pollution visuelle à part de temps à autre la lumière du St Paul II qui éclaire la proue, le temps semble comme suspendu. D'imposantes silhouettes fantomatiques se découpent à l'horizon. Les Pyramides de la Grande Motte veillent sur nous, étranges créatures. 

On repart rapidement poser un deuxième sorte de filet, un monofilet composé d'une seule nappe synthétique. « L'intérêt de la pêche au filet », m'explique Elliot, « c'est qu'ils laissent passer les petits poissons : quand on les relève, ils retombent direct dans la mer ».


La technique japonaise méconnue du korjimé

22h55. On part relever le premier filet. Cette fois, c'est à la proue, à l'avant du bateau, que tout se passe. Un enrouleur, sorte de grosse bobine, ramène les filets. Il faut faire vite, pour démailloter fissa les poissons pris dedans. Ne pas enrouler trop vite le filet, ne pas paniquer, ne pas abîmer le poisson qui gigote, en le sortant trop brutalement de la maille dans laquelle il est pris. Il faut le saisir « toujours par la tête, pas par le corps ». Problème : ce soir, la St Paul II fait chou blanc. Il n'y a rien, ou presque. Tout le monde a les yeux rivés sur ces mètres de nylon qu'on ramène à bord, guettant désespérément LA grosse pièce qui pourrait tout changer. 

23h10. Un gascon, aussi appelé chinchard, est pris dans les filets. Mathieu a le visage fermé. Il grogne, jure dans sa barbe. 23h28. On cherche toujours la dorade. La fatigue commence à se faire sentir. 

Nicolas Fontaine est ravi de « voir en vrai comment sont pêchés les produits » qu'il achète à Mathieu. Elliot lui montre la technique pour défaire les prises des mailles, et très vite, il s'exécute, comme s'il avait fait ça toute sa vie. Les mains expertes de la toque, habituées au coup de chaud en cuisine, ne tremblent pas, dégageant d'abord la tête, puis les nageoires. Le regard est concentré, serein. Chaque poisson est jeté dans un bac au sol rempli d'un mélange d'eau de mer et de glace. « C'est une technique japonaise que j'ai apprise d'un maître, le korjimé », révèle le boss de Côté Fish au chef. 

Si on connaît l’ikejimé, autre technique nipponne plus que centenaire, consistant à tuer les grosses pièces immédiatement après les avoir pêchées, en perçant le cerveau et la moelle épinière, neutralisant ainsi le système nerveux tout en maintenant en vie les organes internes (et évitant ainsi toute souffrance, la mort étant instantanée), on connaît moins le korjimé. « C'est une méthode encore peu répandue, qui consiste à endormir le poisson dans une eau glacée, entre 0 et 2°C, le plus rapidement possible, sans qu'il se sente mourir, sans générer le stress d'une lente agonie par asphyxie » poursuit Mathieu. « Ainsi, on augmente sa conservation et la qualité de sa chair. On n'a pas ces toxines de stress, qui donnent souvent ce petit goût métallique en bouche, que les vrais amateurs de poisson cru reconnaissent  ».

Nicolas Fontaine acquiesce. Masaki Nagao, le chef de cuisine japonais qu'il a accueilli en juin 2023, connaît bien. Le jeune nippon, ancien du Clarence (Deux Etoiles) et de Vantre à Paris, se montre très exigeant à ce niveau. On aura l'occasion de le rencontrer plus tard au cours de notre périple en terre camarguaise. Masaki nous confiera que pour lui, il n'y a « pas de différence en termes de goût ou texture avec la qualité des poissons japonais ».

23h11. La pêche est pliée, le filet rentré. Nicolas saisit une planche, vide et découpe délicatement une lisette (petit maquereau) préalablement tuée ikéjimé à bord quelques heures avant. Ils tiennent à me montrer avec Mathieu le goût d'un poisson cru, frais, mort sans avoir libéré les fameuses toxines de stress. Comment expliquer à ces deux-là qu'à bientôt minuit, ballotée par les flots, c'est pas forcément ce dont j'ai envie, là, tout de suite. Mais je m'exécute, et bien m'en prend. A peine assaisonnée de sel et poivre, la chair finement tranchées (on voit à travers par transparence) fond dans ma bouche, iodée, d’une pureté exceptionnelle. 

00h44. Retour au petit port du Grau-du-Roi. On débarque la maigre pêche du soir. La nuit sera courte, prévient le patron du St Paul II : on repart aussi sec à 4h du matin relever le second filet. 



Vous avez aimé et voulez la suite de cette saga sur l'eau au Grau-du-Roi ?

La suite dans l'épisode 2/2 !


Au menu : une pêche nocturne miraculeuse, la découverte d'espèces méconnues du grand public, des méduses rhizostome qui brûlent les yeux, et une devinette.


© Côté Fish
© Côté Fish

Photo de Une : © Côté Fish

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