Gastronomie durable 5 minutes 01 mars 2024

Insolite : des agrumes rares poussent en Bretagne !

Qui l’eut cru ? Il n’y a pas que des oignons à Roscoff, il y a aussi des agrumes d’exception. Cultivés en Finistère Nord par un gang de Bretons "terroiristes", yuzu, main de bouddha et autres citron caviar bio alimentent désormais plusieurs restaurants étoilés voisins. Une façon positive d'appréhender le réchauffement climatique. Reportage dans une serre non chauffée, en biodynamie, au milieu d'une jungle d'arbustes et de poules !

« Attention de ne pas glisser sur les œufs ! » prévient, hilare, le quadragénaire élancé. Tandis qu’on progresse dans les allées de cette gigantesque serre de 2000 m2, au milieu d’œufs de poules disséminés ça et là, écartant au passage les branchages qui nous barrent le passage, on se dit que décidément, on s’attendait à tout… Sauf à ça.

A Roscoff, non loin des champs de choux-fleurs et d’oignons traditionnels, cette jungle inattendue et exotique détonne. Mi-Indiana Jones, mi-Géo Trouvetou, Gilles Le Bihan est un sacré personnage. Le Breton, qui cultivait déjà tomates , aubergines et poivrons sous serre « comme d'autres dans le coin » est un mordu de trails, ces courses à pied en terrain accidenté, en pleine nature. Un jour, il échoue en Sicile. « J’en profite pour visiter une pépinière, et là je vois que des plants de citron partent pour la Norvège ou la Suède. Ni une ni deux, je me suis dit : si ça marche là-bas, ça marchera chez nous ! » raconte-t-il.

Il commercialise ses agrumes rares via son site Web, Les Saveurs de Jade. « Sinon on est distribués partout en France, dans des épicerie fines. » Grâce au réseau Saveurs du Bout du Monde (SBM), les agrumes bretons se retrouvent jusque dans le Sud, à Nice ou Cannes !

Les poules anti-cochenille du producteur d'agrumes roscovites Gilles Le Bihan © Julie Le Cam
Les poules anti-cochenille du producteur d'agrumes roscovites Gilles Le Bihan © Julie Le Cam

Une serre non chauffée, en bio et biodynamie
Des carreaux de verre manquent par endroit. « On ne chauffe pas la serre » se félicite Gilles. « L’hiver, il fait entre 15 et 16°C à l’intérieur. L’été on tourne autour de 28-30°C. » L’antiquité date de 1974. On y a cultivé des fleurs décoratives pendant trois décennies, comme un peu partout dans la région. « Elle ne servait plus à rien et aurait dû être détruite », nous explique-t-il. « La terre était épuisée, faute de rotation de cultures. Mais voilà, avec mon idée, ça pouvait lui donner une seconde vie !  »

« J’ai commencé à planter ici en 2020 » se remémore-t-il. « La première année, on a récolté 200 à 250 kg de yuzu, mais celle d’après, pas beaucoup : 50 kg. Pas facile d’avoir une production régulière d’année en année, surtout quand on n’utilise pas de produits phytosanitaires » explique cet amoureux de la nature, passé en bio en 2021. 

« Citron et citron caviar sont récoltés toute l’année. Le limequat, en deux fois : de maintenant (mi-février, NDLR) à juin/juillet. La bergamote et le yuzu, de début novembre à maintenant… »

Des poules pour lutter contre la cochenille

Les huit poulettes ? « A l'origine, c’était pour entretenir les passe-pieds (les allées, NDLR). Puis on a vu qu’elles picoraient aussi et surtout la cochenille, apparue dès le départ. » L'agriculteur a plus d'un tour dans sa besace pour se débarrasser des insectes piqueurs-suceurs qui se nourrissent de la sève des plantes. « J'ai ma recette de grand-mère, à base d’huile et d’alcool ». Sinon, « on introduit en lutte raisonnée une espèce de coccinelle qui vient boulotter la cochenille ».

Après un démarrage confidentiel, la production et les références augmentent : yuzu, citron caviar rose, limequat, kumquat, combava, cédrat, main de Bouddha… « Quatre ans plus tard, mes plants commencent à bien s’enraciner », se réjouit l'infatigable Gilles. « Par saison, on produit une centaine de kilos de cédrats, une cinquantaine de kilos de bergamote, cent kilos de citrons Meyer… » Et 20 kg de citron caviar rose : une rareté très prisée, aux billes acidulées et sucrées. Les chefs s’arrachent ces agrumes niche. Dont un trio de toques étoilées locales, aux premières loges.

Le chef Jérémie Le Calvez (La Pomme d'Api, à Saint Pol de Léon) et le producteur-artisan Gilles Le Bihan chez qui il se fournit © Julie Le Cam
Le chef Jérémie Le Calvez (La Pomme d'Api, à Saint Pol de Léon) et le producteur-artisan Gilles Le Bihan chez qui il se fournit © Julie Le Cam

Un Gang de Bretons « terroiristes » !
Gilles a développé au fil des ans une relation forte avec trois chefs étoilés, tous situés à proximité. Loïc Le Bail, à la barre du Brittany, est ancré à Roscoff même, sur le port. Jérémie Le Calvez, de La Pomme D'Api (Saint-Pol-de-Léon), à environ 5 minutes en voiture. Le plus « loin », c'est Nicolas Carro, à 20 min de là. Né dans les Côtes d’Armor, l’ex-bras droit d’Olivier Nasti au Chambard (Alsace) a repris en 2019 le mythique Hôtel de Carantec de l’ancien chef doublement étoilé Patrick Jeffroy. Carro, dont l’établissement devrait rouvrir en avril prochain après d’importantes rénovations, a lancé entre temps une cantine au sein de l’espace culturel alternatif le SEW (Morlaix).


Loïc Le Bail a fait goûter à sa femme, Japonaise, le yuzu breton » Verdict ? « Même goût qu’au Japon ! ». Mieux : il a convaincu Gilles Le Bihan d’essayer d’acclimater le sudachi, petit agrume rond au jus acide, cultivé au pays du Soleil-Levant depuis de nombreux siècles. « Je ne devrais pas le dire », confie le chef du Brittany, « mais une fois, je suis revenu du Japon avec des pépins de sudachi, ce qui est interdit ! » (l'archipel étant très protecteur vis-à-vis de son terroir). 


Le chef Loïc Le Bail (Le Brittany, Roscoff) dans la serre de Gilles Le Bihan, à Roscoff © Julie Le Cam
Le chef Loïc Le Bail (Le Brittany, Roscoff) dans la serre de Gilles Le Bihan, à Roscoff © Julie Le Cam
Le chef Nicolas Carro à Carentec (Finistère) et son assiette d'agrumes bretons © Alban Couturier
Le chef Nicolas Carro à Carentec (Finistère) et son assiette d'agrumes bretons © Alban Couturier
Comment lier l'agrume au patrimoine culinaire breton ?

Loïc Le Bail, aux manettes du Brittany, ne jure que par le calamondin (qu'on appelle aussi Kalamansi) : « une sorte de petite orange originaire des Philippines, qu'on trouve également dans le sud de la Chine, à Taïwan ou en Indonésie, et que j’utilise en pâtisserie, confite ».  Le citron caviar rose, nec plus ultra, il le réserve à sa désormais célèbre quenelle de sorbet de chou-fleur. Un pré-dessert servi dans un verre à Martini : « Le citron caviar rose redonne pep’s et fraîcheur. C’est pas donné (on n’arrivera pas à obtenir le prix ! NDLR), alors j'en mets très peu »… 

« En Bretagne, on a une richesse de terroirs assez folle », s’enorgueillit Nicolas Carro qui planche d'ailleurs sur un livre à ce sujet, à paraître aux éditions Glénat en 2025. Lui-même cultive 2000 m2 de fleurs comestibles, soit une soixantaine de variétés différentes, qu'il utilise au sein de son restaurant. « Sans nos producteurs, nous les chefs, on n’est pas grand-chose » confesse le trentenaire. « Gilles, c’est un peu notre laborantin », dit-il encore. «Tout ce qu’on rêve d’avoir ici, il le  plante, et il voit si ça pousse ! » Et niveau goût, « Ses agrumes sont de même qualité que ceux du Sud, avec lesquels je travaillais avant ».

Jérémie Le Calvez : « Je connais Gilles depuis une dizaine d’années. A l’époque, dans son autre serre, à Plouénan, il faisait déjà pousser des ananas pitaya ! On discute, on goûte, on échange beaucoup » Le chef de La Pomme d'Api concocte des vinaigres arrangés avec le yuzu de l'agriculteur. « J'utilise aussi son cédrat et deux variétés de citron caviar. Je vais m’en servir sur des tartares de daurade royale, un carpaccio de bar… »

Le producteur d'agrumes bretons Gilles Le Bihan nous montre l'intérieur d'un précieux citron caviar rose © Julie Le Cam
Le producteur d'agrumes bretons Gilles Le Bihan nous montre l'intérieur d'un précieux citron caviar rose © Julie Le Cam
 L'assiette d'agrumes bretons du chef Nicolas Carro à Carentec © Alban Couturier
L'assiette d'agrumes bretons du chef Nicolas Carro à Carentec © Alban Couturier

Merci, Gulf Stream !
Mais alors, pourquoi diantre ces agrumes poussent-ils... Là où les Parisiens assurent qu'il pleut tous les jours ? Grâce au Gulf Stream, ce courant océanique chaud s'écoulant d'est en ouest dans l'Atlantique nord, qui fait qu'il ne gèle jamais. « Le Jardin exotique et botanique de Roscoff, créé à partir de 1986, est seulement à 2 kilomètres » rappelle Gilles Le Bihan. « A Roscoff, on bénéficie d'un micro-climat. » 

Ce qui explique d'ailleurs que sur l'île de Batz, en face, le Jardin Georges Delaselle, né en 1918 sous l'impulsion d'un homme épatant, a permis de faire jaillir d'une dune aride... Une luxuriante oasis peuplée de palmiers et autres plantes exotiques d’Amérique, d’Australie, d’Afrique et d’Asie !

Autre preuve : l'omniprésence du camélia, proche parent du théier, ramené d'Asie par des marins... Qui pousse naturellement en pleine terre dans le Finistère depuis le début du XIXe siècle. Le climat doux et la terre acide lui conviennent parfaitement. « D'ailleurs, on cultive du thé pas loin d'ici ! » s'enthousiasme Gilles. À Sibiril, près de Morlaix, Emile Auté, fait régulièrement visiter sa plantation née en 2018. 

« Dans une autre serre, elle chauffée de décembre à mars, j'ai aussi essayé les fruits de la passion, le curcuma, huit variétés différentes de piments », poursuit l’intarissable Roscovite. Dont le fameux Carolina Reaper... Piment le plus fort du monde, avant l’arrivée en 2023 du Pepper X ! Une façon pour les chefs de ne pas s’interdire de travailler des produits exotiques, tout en soignant leur bilan carbone. Et de voir le réchauffement climatique, inexorable, d’un autre oeil… A bon entendeur : Gilles Le Bihan envisage de proposer des visites touristiques de sa serre l’été.

Une main de Bouddha produite sous serre non chauffée, à Roscoff (Finistère) © Julie Le Cam
Une main de Bouddha produite sous serre non chauffée, à Roscoff (Finistère) © Julie Le Cam
Le producteur d'agrumes bretons Gilles Le Bihan et le chef étoilé Loïc Le Bail, du Brittany (Roscoff) © Julie Le Cam
Le producteur d'agrumes bretons Gilles Le Bihan et le chef étoilé Loïc Le Bail, du Brittany (Roscoff) © Julie Le Cam

Photo de Une : L'artisan-producteur Gilles Le Bihan dans sa serre à Roscoff © Julie Le Cam

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