Portraits 4 minutes 08 juin 2020

« Aujourd’hui, mes convives viennent manger chez Karen »

Karen Torosyan est un homme droit. Le chef bruxellois est honnête et sincère. Cohérent dans tout ce qu'il fait. Ces dernières semaines, il a donc continué à faire ce qu’il fait de mieux. Mais un peu autrement.

« Pendant mon enfance, j'ai vécu la chute de l'Union soviétique. Voilà ce qu’est une crise », explique Karen Torosyan. « Vivre sans gaz, ni électricité. Ce coronavirus est dangereux, je ne minimise pas cela, mais au final nous avons juste dû rester à la maison. Et ma maison, c'est ma cuisine. J'ai dû fermer mon restaurant et je l'ai fait. Mais j'ai refusé de quitter la scène. »

Le lundi 16 mars, juste après la fermeture des restaurants, le chef Torosyan était de retour dans sa cuisine. Tout seul. Il a décidé d'y ouvrir une boutique qui correspondrait à sa cuisine authentique. La boutique Casse-Croûte était née. « Je ne voulais rien inventer. Nous avions déjà un ADN très clair. En cas de crise, vous devez utiliser ce qui vous rend le plus fort. Nous avons joué depuis un certain temps déjà avec l'idée d'une boutique où l’on peut acheter de la charcuterie fine et luxueuse, un endroit où l'expertise artisanale est à l'honneur. »
« J’ai commencé par des préparations froides, mais les gens se sentaient privés de l'expérience d’une étoile Michelin. On ne peut pas leur en vouloir. C'est pourquoi notre Expérience Casse-Croûte a été complétée avec des plats chauds, tels que nos préparations en croûte. Les deux premières semaines ont été très difficiles. J’allais chercher mes marchandises, je cuisinais, je nettoyais, etc. Avant, je travaillais quinze heures par jour, aujourd’hui je travaille dix-huit heures par jour. Au début, je paniquais parfois. Suis-je en train de faire la bonne chose? C'était un défi, un risque. Je faisais tout moi-même, hein. Depuis lors, ma sous-chef Cassandre est venue m'aider. »

Très vite, Karen Torosyan a compris que son instinct ne l’avait pas trompé. L'homme qui est connu pour ses préparations de pâté en croûte et ses tourtes a réussi à emmener ses convives dans son monde. Il ne propose pas de repas à réchauffer, mais laisse les convives terminer eux-mêmes les plats. L’aperçu qu'ils obtiennent de sa cuisine traditionnelle et précise, crée un lien étroit entre le chef et eux.

Casse-Croûte est une boutique de gourmandise. ©Blueclic.com
Casse-Croûte est une boutique de gourmandise. ©Blueclic.com

Opportunistes
« Ils sont tous venus, mes clients réguliers. Notre lien est encore plus fort qu'auparavant. Ils apprécient tous les efforts que je fais. J'avais également besoin de ce projet pour éviter de tomber dans l'incertitude et la peur. J'aurais pu profiter de ma vie de famille, oui. En tant que chef, mais pas en tant qu’indépendant. J'ai dû expliquer à ma fille de douze ans pourquoi je continuais à travailler. »
« Ils m'ont imposé une distance sociale, mais je me suis au contraire rapproché de mes convives. Avant, ils venaient au Bozar Restaurant, aujourd’hui ils viennent manger chez Karen. Quelque chose s’est passé. Même si c'était deux mois difficiles, je recommencerais. Je n'oublierai jamais cette expérience, à la fois professionnelle et humaine. Je n’ai jamais vécu cette expérience humaine depuis les dix ans que je travaille ici au restaurant. »


Karen Torosyan se fait guider par la cohérence. Il suit sa ligne, sans dévier. Il faut faire ce que l’on dit, avoir du sens et agir en conséquence. Pendant la crise, il a vu combien de masques sont tombés. Une bonne chose à ses yeux. « Ils nous ont demandé de porter un masque, mais ce n'est que maintenant que nous voyons les vrais visages. Les opportunistes deviennent encore plus opportunistes, les bonnes personnes sont restées bonnes. Prenez l'apiculteur avec qui nous travaillons. Il voulait rembourser notre dernière facture, car nous sommes fermés et il peut encore vendre aux magasins. C’est notre plus petit fournisseur, mais le plus généreux. Quel geste, quel amour pour ce que nous faisons ! »
« Je suis épuisé physiquement, je n'ai jamais travaillé aussi dur. Mais mentalement, je suis en meilleure forme que jamais. Cette fatigue m'a aidé à surmonter la panique. Sans Casse-Croûte, je ne serais pas si serein aujourd'hui. »

“Pour moi, la première étoile Michelin a été un point de départ. Pas un point final.”

Europe locale
La cohérence se retrouve également dans la cuisine du chef Torosyan. Il a une opinion forte et la défend. Travailler avec des produits locaux ? Volontiers. Mais alors selon sa propre interprétation. « Pour moi, l'Europe est locale. Il faut être suffisamment intelligent et ouvert d'esprit pour dire que si nous sommes dans la capitale européenne et que l'Europe a du sens, nous devons en profiter. Je veux tirer le meilleur parti de chaque pays. Nous faisons des choses fantastiques en Belgique. Tout le monde devrait utiliser nos fraises de Wépion et nos asperges. Mais je ne connais pas de porc qui puisse égaler le porc de Gascogne, par exemple. »
« Il faut utiliser les choses uniques que nous avons. Je ne veux pas être hypocrite et me priver de ces produits exceptionnels. Il faut cesser de donner des leçons de morale sur les produits locaux. Local ? Pour moi, c'est l'Europe. »


Casse-Croûte s'appuie sur des préparations que le chef charismatique connaît bien. Ces derniers mois, il n'a pas eu de temps pour de nouveaux développements. Il a besoin de son équipe pour créer. « Leur énergie me manque. Nous avons déterré la cuisine du XVe siècle et lui avons donné un second souffle. Des recettes séculaires comme le pithivier au canard au sang de Challans par Gérard Burgaud, pour lequel je me suis inspiré d’Eric Briffard (Le Cinq). Ce sont des préparations qui sont devenues classiques parce qu'elles étaient si créatives, si innovantes de leur temps qu'elles ont traversés plusieurs générations. »
« Je constate aujourd'hui que nous créons des choses sur lesquelles les autres s’inspirent. Partout dans le monde, de Hong Kong à New York, je vois notre pigeon en croûte avec du foie de canard et de l'anguille fumée. Habituellement, nous ne sommes pas mentionnés, mais je sais que ce plat est né ici. Il serait prétentieux de dire que j'ai fait tout ça tout seul dans ma cuisine. Mon équipe et moi avons créé des plats qui sont les nôtres, qui inspirent les autres et qui sont cohérents. »

Karen Torosyan est réputé pour ses croûtes. ©Gaetan Miclotte/Bozar Restaurant
Karen Torosyan est réputé pour ses croûtes. ©Gaetan Miclotte/Bozar Restaurant

Cuisines parisiennes
La passion de Karen Torosyan est attachante. Son histoire d'amour avec le Bozar Restaurant devient chaque jour plus belle. C'est l'œuvre d'une vie à laquelle il travaille tous les jours de tout son cœur. Elle absorbe toute son énergie, ce qui signifie qu'il ne pourra pas, dans le futur, la combiner avec Casse-Croûte. Même si vous entendrez encore parler de sa boutique. « Le restaurant est mon objectif à 100%. Mais je veux encore faire quelque chose avec les préparations de viande froide à l'avenir. Quelque chose s'est vraiment passé entre les clients et moi. Rien ne m'empêche de faire un atelier dans ma cuisine. Elle mesure 250 mètres carrés. Ma chambre froide est plus grande que la plupart des cuisines parisiennes (rires). »

Le Bozar Restaurant rouvre normalement avec douze tables, et peut également aménager une terrasse. Le chef Torosyan veut que ses invités s’y sentent à l'aise et a donc créé des séparateurs élégants. Il est déterminé à poursuivre sa success story.
« Ce restaurant est la réalisation d’une vie, mais aussi l’ambition de notre vie. Ma femme Nani-Lee et moi partageons cela. Ensemble, nous ne faisons qu’un. Nous investissons tellement dans ce restaurant. Mon ambition est d'aller encore plus loin. Pour moi, la première étoile Michelin a été un point de départ. Pas un point final. »


Illustration Cassandre Ercolini en Karen Torosyan ©Bozar Restaurant

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