À l’époque, Michelin avait son siège quai de Willebroek, près du centre de Bruxelles. Au sein même de notre entreprise, nous étions des hommes et des femmes anonymes. Une porte à l’arrière du bâtiment nous permettait d’accéder à nos bureaux presque sans être vus. Même si, comme je vous l’ai dit la semaine dernière, nous étions souvent en déplacement, il nous arrivait régulièrement de nous rendre à Bruxelles. En effet, les années 1980 et 1990 ont été des années culinaires fastes pour la capitale belge. Il y avait, pour ainsi dire, une étoile à chaque coin de rue !
Bruneau et Dupont à Ganshoren, La Maison du Cygne sur la Grand-Place, Mon Manège à Toi à Woluwe-Saint-Lambert, La Villa Lorraine à Uccle, Comme chez soi sur la place Rouppe… Aujourd’hui, il peut sembler difficile de se remémorer que Bruxelles ait connu une telle opulence. Je ne sais pourquoi il y a eu un tel déclin. Peut-être est-ce en partie dû à la politique. Mais je ne m’étendrai pas sur ce sujet, préférant évoquer les bons souvenirs.
Je me souviendrai toujours de mon dîner chez Claude Dupont : les quenelles de brochet aux écrevisses sauce Nantua, les coquilles Saint-Jacques au citron grillé avec une purée de persil et un beurre blanc ; mais aussi ce râble de lièvre Arlequin aux pommes soufflées. Saviez-vous que, à La Villa Lorraine, on faisait même des crêpes soufflées ?
Et puis, il y avait Jean-Pierre Bruneau. Son association de turbot, de poireaux et de menthe était étrange, mais il a su convaincre tout le monde. Ou encore cette « poularde à la Kiev » : un blanc de volaille pané farci de beurre de truffe. Quand on le coupait, le beurre se mêlait au jus de truffe et à la purée de pomme de terre à la truffe qui l’accompagnaient. Un vrai délice. Et… Oh oui ! Son interprétation de la poire Belle-Hélène avec un fruit fourré de chocolat et de glace à la vanille dans une pâte brisée. Incroyable ! La poire était parfaitement cuite dans une croûte croustillante, bien chaude, et la sauce au chocolat coulait quand on la tranchait. L’effet chaud-froid était impressionnant. Très technique. Ces chefs maîtrisaient l’art des cuissons. Ils travaillaient au millimètre, sur la température. Karen Torosyan, du Bozar Restaurant, est, à mon avis, quelqu’un qui travaille encore comme ces chefs.
Dans ces années-là, la technique, c’était la cuisson. Un bœuf Wellington parfaitement exécuté. Un poisson cuit sur l’arête et juteux à souhait. Aujourd’hui, les possibilités sont plus nombreuses grâce aux outils disponibles et à des procédés comme la cuisson sous vide. Je me rappelle ce temps où les fours fonctionnaient au charbon ou au mazout. L’Écailler du Palais Royal, qui avait alors deux étoiles MICHELIN, en possédait un au mazout. À l’Auberge du Moulin Hideux, on travaillait même au charbon. Ces chefs avaient une sacrée technique… Aujourd’hui, ils jouent davantage sur les textures. Mais vous ne m’entendrez pas me plaindre : autant je peux être lyrique à propos de ces classiques, autant je suis heureux comme un enfant lorsque je goûte à un haut plat contemporain !
La semaine prochaine : les Pays-Bas sur la carte