« Enfin, c'était une autre époque. » Jef De Gelas le répétera plusieurs fois. L’octogénaire parle d'une période où le monde était beaucoup plus grand. Avant l'internationalisation de Bruxelles, du temps où tout le monde se connaissait encore. Et Jef De Gelas, il avait des amis partout. « J'ai fait beaucoup de sports, j'ai même joué dans deux équipes nationales: de rugby et de water-polo. Je connaissais donc pas mal de monde. C’est même à cause de mes amis du water-polo que j'ai repris, à mes 20 ans, le café La Perche à Saint-Gilles, où j'habitais. Ils l'ont vu comme un club house. C'était toujours vollen bak, au grand regret de mes parents. Après trois mois, ils ont vendu leur maison par honte (rires). »
Le Triton, d'après le surnom de De Gelas, fut un grand succès. Le café était connu pour son ambiance jusqu'au petit matin. C'est devenu la marque de fabrique du patron, même lorsqu'il a ouvert un club privé sur l'avenue Louise. « À l'époque, on n’avait pas le droit de servir de l'alcool au-dessus de 22 degrés, mais je n'ai jamais vendu autant d'alcool qu'à cette époque-là. Nous mettions, par exemple, du whisky et du gin dans des cruches derrière le bar. Lorsque les hommes des droits d’accises rentraient, on versait tout dans l'évier. Nous étions ouverts presque nuits et jour. Le matin, il y avait une vingtaine de fûts sur le trottoir, dont les dernières gouttes étaient bues par les soulards. »
« Aujourd'hui, j'ai encore des convives, des dames de quatre-vingts ans, qui disent qu'à seize ans, elles pleuraient devant ma porte pour entrer (rires). »
De Gelas a pris l'habitude de changer régulièrement d'environnement. Après une soirée arrosée, il s'est avéré qu’il avait acheté un café à Hennuyères. Grâce à son audace et à son sens des affaires, c'est devenu une entreprise qui fonctionnait bien, où les barres de Côte d'Or étaient vendues aux camionneurs, où un DJ s’occupait de la musique et où les filles de la nuit profitaient d'une afterparty. « Après dix années de succès, je suis retourné à Bruxelles pour ouvrir des bars. Et, à nouveau, on y faisait la fête jusqu'au petit matin. Cela ne me dérangeait pas, trois ou quatre heures de sommeil par nuit me suffisaient. »
« Et puis j'ai commencé à râler. Je voulais voir des arbres, avoir du vert autour de moi. Je disais à tout le monde que je voulais une auberge dans les Ardennes ou au Pajottenland. Quand un ami m'a montré un bâtiment rénové récemment sur la Grand-Place, j'ai décidé d'y ouvrir un établissement. C'est devenu l'Auberge des Chapeliers. J'avais mon auberge, mais dans le centre de Bruxelles (rires). »
Du stoemp chez bobonne
De Gelas a opéré un petit changement de carrière avec son ‘auberge’. Son amour pour la musique attirait de nombreux musiciens, ce qui en faisait un café chantant. Mais les clients ne cessaient de demander quelque chose de simple à manger. Il en a profité comme l’homme d'affaires qu’il était. « Chaque samedi, j’allais manger du stoemp chez ma bobonne. Mes amis m’accompagnaient toujours parce que c'était tellement bon. C'est là que ça m'est venu à l'esprit: je ne vais pas servir du spaghetti, mais du stoemp. Avec du lard, avec des saucisses, etc. C'était un plat qui avait été oublié à l'époque. Ce n'était pas assez chic. »
« À cette époque-là, le centre-ville comptait beaucoup de restaurants chics. La Couronne, Le Cygne, etc. Quand j'ai commencé à le servir, c'était comme si les clients ne l'avaient jamais mangé. Quand on était complet, les clients commandaient un stoemp chez nous et le mangeaient en face, au café. Je n'avais pas de cuisine dans le temps, juste un feu. »
Cela a changé quand un certain Fred Mulle s’est présenté au restaurant, avec sa valise. Il était censé travailler au restaurant gastronomique Le Cygne, mais il était trop tôt à Bruxelles et il a demandé de pouvoir travailler à l'Auberge des Chapeliers entre-temps. « Il était le chef de l'Hôtel des Bains à Robertville. Selon la tradition de son village, il n'était pas autorisé à se marier tant que sa maison n'était pas payée. J'ai eu la chance qu'il soit venu me voir. »
« Il a commencé avec des plats belges traditionnels, comme la côte à l’os. C'était un succès. Il faut également savoir que le restaurant était ouvert jusqu'à 6 heures du matin. Enfin, c'était une autre époque. »
Pendant ce temps, le stoemp envahissait les cartes des restaurants du quartier. Au grand mécontentement de De Gelas, même si le patron de La Villa Lorraine soulignait la chance qu’il avait: « Quand il voyait du stoemp ailleurs sur une carte, il se souvenait qu'il n'était pas venu manger chez moi depuis longtemps. » ‘Jef Stoemp’ était né.
“Mon meilleur souvenir est que j’ai fait chanter une chanson en bruxellois à Ella Fitzgerald.”
Le patron populaire était apprécié de tout le monde. Musiciens, fêtards, mais aussi des grands chefs comme Pierre Wynants. Il a capitalisé sur son succès avec l'ouverture de plusieurs restaurants sur et autour de la Grand-Place : Le Bistroquet, La Roue d'Or, le Jazz Club, La Rose Blanche, le Serre, 't Kelderke. Ils lui appartenaient tous. « À cette époque, j'étais le roi de la Grand-Place, oui. J'ai également fondé l'association des commerçants de la Grand-Place. Nous avons aussi commencé avec le tapis de fleurs et le Jazz Rallye. C'était différent, tout le monde se comprenait. Il y avait beaucoup plus de respect. Maintenant, tout le monde est jaloux les uns des autres. »
Vava
Le respect que Jef De Gelas recevait n'était pas dû au hasard. Il récoltait ce qu’il avait semé. Ses employés ont toujours été traités avec beaucoup de respect. Il les surveillait, s'assurant qu'ils faisaient les bons choix dans la vie. « Vous devez être une figure paternelle pour eux. Après tout, vous les voyez plus que votre femme. C’est moi qui fermais la cabane et j'étais le premier le matin. »
Les restaurants de De Gelas étaient des adresses régulières pour les artistes venus se produire à Bruxelles. Il a vu grandir certains des plus grands musiciens belges et s'est même fait des amis. « Notre cuisine était ouverte jusqu'au petit matin, ils adoraient passer. Ils jouaient ensuite de la musique jusqu'à sept heures du matin. Toots Thielemans était un ami. Le père de Johnny Hallyday a travaillé pour moi comme plongeur. J'ai connu Jacques Brel quand il chantait pour 2,5 francs à la Rose Noire, au-dessus d'Aux Armes de Bruxelles. Mais mon meilleur souvenir est que j’ai fait chanter une chanson en bruxellois à Ella Fitzgerald (rires). »
L’histoire bruxelloise de De Gelas, elle, s'est terminée il y a plus de dix ans. Il a décidé de vendre ses établissements et s'est déplacé à Knokke, où sa femme Christine et son beau-fils Simon ont depuis exploité Le Bistro de la Mer. Jef vient encore souvent au restaurant et continue de jouer de son charme comme à son habitude. « Je vois plus de Bruxellois ici qu'à Bruxelles. Eddy Merckx et Paul Van Himst nous rendent régulièrement visite, Jean-Pierre Bruneau est ici chaque semaine. Cependant, quand j'ai pris le relais ici, ils ont dit: Un Bruxellois à Knokke ? Pas possible. Mais l'avantage que j'avais, c'était que le bourgmestre Lippens me rendait régulièrement visite à Bruxelles. Ici, il était l'un de nos premiers clients. Et si Lippens est quelque part, les autres doivent être là, hein. »
Selon Jef De Gelas, son fils Simon a bien repris les rênes. Le Bistro de la Mer est un restaurant convivial avec de nombreux clients réguliers et une riche cuisine traditionnelle. C'est un restaurant avec une âme, comme il les aime.
Jef Triton est connu comme vava, aujourd'hui. Quand il commence à raconter ses histoires, les tables voisines se taisent rapidement. Jef De Gelas est une figure qui donne de la couleur à votre visite à Knokke. « Croyez-moi : on ne se lasse jamais de ses histoires », conclut son fils Simon avec un clin d'œil.