Portraits 5 minutes 23 octobre 2020

René Mathieu : « On a perdu nos instincts »

René Mathieu a franchi le pas : La Distillerie ne travaille plus que le végétal. Une conversation avec le célèbre cuisinier de légumes sur sa vision de la nature devient vite un discours inspiré qui convainc de plus en plus de gens. « J'ai atteint l'âge de la sagesse. »

L'expérience de La Distillerie commence par le trajet jusqu'au Château de Bourglinster, où se trouve le restaurant. Votre voyage dans la nature en plein épanouissement montre à quel point le Luxembourg est beau. Le château semble avoir été tiré d'un conte de fées et, avec René Mathieu, il a un habitant particulier. Le chef expérimenté cuisine à La Distillerie depuis 2006 et y a progressivement laissé sa propre marque.

« J'ai une philosophie qui me tient à cœur depuis mon enfance » dit Mathieu. « Mon grand-père était forestier sur les terres d'une famille noble et ma grand-mère s'occupait de la nourriture. Ils m'ont beaucoup appris sur les plantes et les légumes. J'ai grandi dans la nature. Jusqu'à l'âge de cinquante ans, j'ai été impliqué dans une recherche de moi-même. Quand j'ai atteint cet âge, je me suis posé des questions : Est-ce que je continue à faire ce que les autres font ? N'est-il pas temps de changer et de revenir à l'essentiel ? »

« A mes yeux, un chef répète les mêmes actions pendant la plus grande partie de sa carrière. Mais un jour, on crée sa propre philosophie. Quelque chose qu’on veut vraiment faire. Je n'ai pas utilisé pleinement les connaissances que j'avais. Par exemple, je faisais de la cueillette sauvage, mais pas approfondie comme aujourd’hui. Quand j'avais la cinquantaine, j'ai trouvé quelque chose que les gens ne faisaient pas encore. Mettre ce que la nature vous donne de manière gastronomique dans l'assiette, c'est plutôt une exception. »

Aujourd'hui, à 59 ans, René Mathieu dit avoir atteint ‘l'âge de la sagesse’. Il ne connait plus le stress. Il a trouvé sa propre voie et pense pouvoir transmettre de manière convaincante son mode de pensée. Depuis septembre, cela signifie : uniquement des produits végétaux dans sa cuisine. « Nous avions un menu avec des produits animaux et un menu végétal. Nous le faisions depuis dix ans. Progressivement, le végétal a pris le dessus, jusqu'à quatre-vingt-dix pour cent cet été. Mon objectif a toujours été d'arrêter de proposer de la viande et du poisson, même si j’étais toujours dans l’expectative. Mais nous avons pris la décision. Certaines personnes choisissaient la viande par habitude. »

Le chef va cueillir tous les jours près du château. ©René Mathieu
Le chef va cueillir tous les jours près du château. ©René Mathieu

Substitut vegan
La Distillerie reste un restaurant de niche, comme le dit Mathieu lui-même. Et cela rend les convives curieux. Le titre de meilleur restaurant de légumes au monde, récemment décerné par le guide We're Smart®Green, a même donné un coup de pouce supplémentaire. Les clients sont impatients de vivre une expérience culinaire. Une expérience qui les fait réfléchir. « Ils découvrent que la nourriture sans viande ni poisson est possible. Il faut trouver un équilibre. Je ne suis ni contre le poisson ni contre la viande, mais il y a un déséquilibre écologique sur la terre que nous devons corriger. Cet équilibre ne revient qu'au travers des extrêmes. »

« Aujourd'hui, nous devons écrire de nouvelles histoires dans la cuisine. Nous avons ouvert des portes et les gens viennent regarder. Je ne prétends pas être le meilleur ou le plus fort. Mais nous attirons l'attention. La cuisine végétale est une nouvelle voie qui permet de réduire les coûts, les déchets et les heures de travail. Mais, retenez bien mes mots : dans les années à venir, c’est l'eau qui sera le grand problème. Nous devons faire des économies sur ce point. Et on ne le fait pas en faisant bouillir un chou-fleur dans dix litres d'eau. Nous lui donnons la bonne cuisson au four, ou nous le saumurons, par exemple. »

La cuisine végétale du chef Mathieu n'a pas besoin d'un équipement de pointe. Un couteau, une planche à découper et un four sont tout ce dont il a besoin. Et ajoutez un Big Green Egg, car il aime finir ses légumes dans le four à charbon de bois. Il crée de la gourmandise en caramélisant, faisant ainsi oublier à ses convives qu'il n'y a pas de viande ou de poisson dans l'assiette.

« L'avenir est végétal, j'en suis sûr. À mon avis, la cuisine végétale est autonome, elle ne doit pas être une cuisine de substitution. Il faut laisser parler les légumes. C'est le problème du vegan. À quoi sert un substitut végétalien au thon ou à la viande ? Alors on reste dans le même système, non ? Je pense que ce genre de mouvement est important pour créer du changement. Mais ils ne doivent pas aller au supermarché pour acheter des produits de substitution finis. »

“Aujourd'hui, le homard et le caviar ne sont plus les produits de luxe, mais le potiron et la courgette.”

Douces feuilles d'automne
La vision et les idées du chef Mathieu sont de plus en plus populaires. Son discours d'acheter local et saisonnier convainc aussi progressivement les supermarchés. Il se rend compte que les jeunes joueront un rôle majeur dans le changement de comportement. « On ne doit pas avoir l'illusion que cela se produira dans les cinq années à venir. Nous ne devons plus parler de durabilité, mais agir. Nous constatons déjà que notre clientèle a été rajeunie. Si le client moyen avait autrefois quarante à cinquante ans, il a aujourd'hui entre vingt et trente ans. Beaucoup de dames encouragent leurs partenaires à venir manger ici. »

« Vous sentez la volonté de changer chez les jeunes. Aujourd'hui, le homard et le caviar ne sont plus les produits de luxe, mais le potiron et la courgette. Je pense que les gens intelligents qui vivent dans le luxe recherchent cette simplicité. »

La plus grande qualité de René Mathieu est sa capacité à mettre en valeur la qualité de produits ‘simples’ comme les légumes. Il ne se réfugie pas dans des ingrédients à la mode ou des saveurs exotiques tendances. Le chef Mathieu reste fidèle à la nature, mais donne un coup de pouce avec sa créativité. « Nous avons un plat autour des ‘feuilles d'automne’, par exemple. Ce sont des chips de patate douce et un ketchup d'orties. Ou un tournesol dont on enlève le pollen et dont on mange le cœur de la fleur, comme un artichaut. Nous faisons régulièrement un plat autour d'une seule fleur. C'est comme ça qu'on crée des émotions. »

« Ça va au-delà d'une cuisine classique qui rappelle des souvenirs d'enfance. Ce sont des produits que les gens trouvent dans leur jardin. A table, vous recevez une feuille sur laquelle sont décrites toutes les plantes utilisées. Les clients sont stupéfaits par ce qui est comestible dans leur environnement. Je vais cueillir tous les jours près du château et je travaille en étroite collaboration avec les Paniers de Sandrine pour les légumes. Nous ne suivons pas les saisons ou le calendrier. Ce qui est disponible, comment la météo évolue. Voilà ce qui détermine ce qu'il y a sur le menu. »

Les ‘feuilles d'automne’, façon René Mathieu. ©René Mathieu
Les ‘feuilles d'automne’, façon René Mathieu. ©René Mathieu

Des pois chiches intéressants
Bien sûr, cette vision et cette philosophie ne sont pas venues d'un seul coup. Dix ans après la décision de suivre sa propre voie, la cuisine du chef Mathieu a atteint sa maturité. Il y a une certaine zenitude dans sa cuisine. Du calme. Les six cuisiniers savent parfaitement ce qu'il faut faire. On peut presque ressentir leur enthousiasme juvénile. Ils sont un exemple qui est progressivement suivi. Une évolution qui fait plaisir à René Mathieu.

« Si vous devenez végétal, vous ne devez pas commencer par des mousses et des assiettes qui sont dressées comme des tableaux. On s’en fout. Pour les gens, c’est le goût qui compte. La créativité, ça vient naturellement. Il suffit de le vouloir. Celui qui s'y met, apprend tous les jours. Nous montrons que vous ne devez pas avoir peur. Il ne sert à rien de mettre quatre légumes ensemble. Associer un légume à un fruit, ça c'est intéressant. Du champignon avec du raisin, de la poire avec des salsifis. De la châtaigne avec de la citrouille. »

« Je pense que les pois chiches vont devenir de plus en plus importants. Il remplace à peu près tout. Avec le jus, on peut faire de la crème fouettée, on peut en faire des biscuits et du pain, des boulettes libanaises, etc. Si nous pouvons le cultiver ici, ce sera très intéressant. Nous travaillons avec 80 % de produits locaux. Le café et les agrumes ne peuvent pas être remplacés tout de suite, mais ils le seront. Par exemple, nous remplaçons le cacao par les graines du tilleul torréfiés. »

Le dynamisme de René Mathieu est renforcé par une équipe motivée de jeune hommes et femmes, qui traduit sa philosophie aux clients, et d’Archibald De Prince, son sous-chef. Le jeune homme a commencé à La Distillerie il y a trois ans et est l'un des moteurs du choix définitif pour le végétal. « Sa façon de penser est complètement différente. J'ai des réalisations et des habitudes, par exemple dans la création de plats. Archibald est mon bras droit et est en charge de la bonne exécution en cuisine. Nous partageons de nombreuses idées, nous nous renforçons mutuellement. Ce qui m'intéresse, c'est que les jeunes chefs laissent évoluer cette cuisine. Pendant le confinement nous avons beaucoup travaillé en profondeur. De la berce nous utilisons maintenant, par exemple, les feuilles, la tige, les fleurs, les graines et la racine. Nous les râpons comme du gingembre. »

« Ils me prennent parfois pour un fou parce que je me soigne avec des plantes. Faire des sirops pour l'automne, des orties pour un boost d'énergie après l'hiver. Si vous remontez dans le temps, l'homme et les animaux se nourrissaient de ce qui les entourait. Ils suivaient leur instinct. Aujourd'hui, cela n'est plus le cas. Maintenant, ils vous disent quoi manger. L'homme a perdu son intuition. Est-ce que cela me frustre ? Non. J'ai toujours entendu dire que celui qui va lentement, va longtemps... »

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