L'hôtel de Crillon est réputé pour le sérieux de sa table et sa cuisine raffinée. Les chefs qui se sont succédé depuis deux décennies ont voulu laisser leur empreinte avec un esprit créatif et des assiettes audacieuses, jusque dans la présentation. C'est le cas du sociétaire actuel, Boris Campanella, originaire de Savoie, digne successeur de Christopher Hache et grand saucier, comme lui, qui dirigea des brigades reconnues, notamment à Courchevel auprès de Yannick Alléno. Avec son complice chef sommelier Xavier Thuizat, il forme un duo parfaitement réglé, qui propose à L'Écrin (36 couverts) une offre gastronomique unique à Paris, mettant en valeur des produits nobles de haute qualité dans des menus de trois, cinq ou sept services qui varient au gré de leurs humeurs.
Le principe est simple : Xavier Thuizat, Meilleur Sommelier de France et un des Meilleurs Ouvriers de France 2023, fin connaisseur des thés japonais, propose une sélection de thés verts japonais, tous travaillés de façon biologique et dans le respect des normes imposées en Europe. Le chef, Boris Campanella, compose ensuite sa partition pour parvenir à une harmonie de saveurs parfaites.
Nous avons vécu, le temps d'un repas composé de plusieurs accords, cette aventure du goût qui séduit le client curieux ou expert. « Je me rends au Japon deux fois par an » confie Xavier Thuizat. « J'ai mis la main sur des lots assez rarissimes, du côté d'Uji, et on a bien vu dans la diversité des thés japonais que celle-ci était parfaitement en adéquation avec la cuisine française ».
Premier accord
Xavier Thuizat a sélectionné un Gyokuro, mis en bouteille par extraction à froid après sa culture sur trois collines d'Uji. À chacune de ses visites sur place, il commande 48 bouteilles pour le restaurant. Chacune d'entre elles est conditionnée pour être gardée en réserve. Le sommelier est séduit par ce thé vert car il aime par-dessus tout son aspect végétal, « qu’on pourrait comparer au côté tannique d'un grand vin ». Il considère ce Gyokuro premium comme étant « l'élite absolue en froid ». Du repas, le Gyokuro est le seul thé servi froid, en l'occurrence dans un verre à vin, très épuré ; les autres thés sont proposés dans de la porcelaine pour adoucir la chaleur de chaque infusion. Comme l'exprime avec réjouissance le sommelier, « les cultivateurs d'Uji m'ont appris qu'un verre de leur thé vert japonais augmente l’espérance de vie. Plus encore, le thé agit tel un vecteur aromatique et tactile, ce qui nous permet de créer une émotion en bouche. Car l'idée de l'accord des mets et boissons n'est pas seulement sur une complicité d'arômes mais c'est surtout réussir le lien tactile que l'on perçoit en bouche. » Ainsi Boris Campanella a choisi d'accorder avec ce thé vert froid un carpaccio de Saint-Jacques marinées à l'anis, lamelles de pommes vertes et aloe vera. Verdict de Xavier Thuizat, réjoui : « C'est fascinant ! Vous mettez le plat en bouche et le thé crée une émotion particulière. » Il est vrai que l'opération est réussie, la Saint-Jacques jouant parfaitement l'accord attendu. Le Gyokuro est, « à mon sens, le seul thé qui possède un potentiel de garde, de vieillissement - qui peut atteindre quatre ans -, surtout en bouteille », ajoute le sommelier. Une fois le Gyokuro en bouche, se révèlent des notes végétales, d'herbe fraîche coupée qui tapissent le palais avec en arrière-goût la présence légère de tanin. « C’est incroyable, on ressent dans l'évolution des saveurs, un goût prononcé rappelant la carotte », remarque Xavier Thuizat, ce que confirme Boris Campanella. « La Saint-Jacques est servie crue car l'important est d'avoir une mâche, d'obtenir une texture particulière », reconnaît le chef. « Le thé fait le lien avec la Saint-Jacques, la pomme verte et l'aloe vera, donnant une fraîcheur végétale à l'ensemble. » Constat de Xavier Thuizat : « Il faut prendre le thé en même temps que la Saint-Jacques car il se déguste à la manière d’une sauce. Il joue le rôle d’un élément indispensable du plat. On ne peut pas envisager deux dégustations distinctes. Il faut donc chercher cette harmonie en bouche parce que la chimie est créée par les goûts présents dans l'assiette et les caractéristiques de ce thé. » En effet, thé et plat se conjuguent parfaitement et il devient évident que le Gyokuro « créé du volume et donne de la persistance au plat », conclut le sommelier.
Deuxième accord
Le deuxième service mise sur le Sencha, connu pour ses vertus antioxydantes. Il est servi tiède devant le client, dans une théière en verre, après une infusion dans une eau à 70° durant deux minutes ; avec une température plus élevée, la dominante végétale du thé s'atténuerait. Le chef a choisi un bar rôti d'Erquy au beurre demi-sel de Normandie, fenouil confit rôti et une gelée d'agrumes pour s'associer à ce thé aux notes marines. Le tout est posé dans une assiette tapissée d'une poudre de fenouil de couleur marron.Le chef a déglacé le jus de cuisson avec un peu de Ponzu, une pointe de saké, un trait de champagne et de Noilly Prat, avant de l'alléger grâce à une crème fouettée. Outre le jus contenu dans une fiole en porcelaine blanche, il aime particulièrement la saveur iodée du Sencha tiède (la température est redescendue à 62/65 degrés) accordée au fenouil frais qui révèle son côté anisé. L'ensemble parvient à l'harmonie souhaitée.
Troisième accord
Le troisième thé choisi est un Hojicha, dont le goût grillé particulièrement prononcé appelle un plat très structuré qui s'affirme par des notes hivernales. Boris Campanella a choisi de proposer une viande blanche qui contraste avec les notes affirmées du thé : une côte de veau et un ris de veau de Chartreuse, endive braisée, topinambour et pâte de gingembre fermenté.Poché et blanchi une minute, mis sous presse et bien coloré au beurre pendant la cuisson sur le fourneau, le veau a subi un traitement de choix pour le rendre savoureux au possible. L'alliance entre l'endive braisée et le condiment au gingembre maturé dix-sept jours parvient à un résultat unique quand on déguste ce plat avec le Hojicha, à la note torréfiée prononcée, légèrement vanillée en fin de bouche. Les deux hommes ont joué sur le contraste pour un mariage réussi. « Le goût est renversant », s'amuse à dire le sommelier.
Quatrième accord
Enchaînement avec un Genmaicha très végétal, infusé une minute devant le client, dans une théière en terre cuite installée sur un présentoir en bambou posé sur une petite table. Ce thé au parfum si subtil enrobé de notes de pop-corn est choisi pour s’accorder à une volaille de Bresse AOP de la maison Miéral, farcie de ses cuisses et foie gras, truffe et artichaut. La délicatesse de la préparation du chef s’affirme par le blanc et la farce de la viande sous la peau et les abattis présentés sous la forme de petits boudins. S'ajoutent, à cette mise en scène carnée, une purée d'artichaut qui apporte l’amertume désirée et de fines lamelles de truffe afin de donner à l’ensemble du craquant et de la puissance aromatique. « Avec le Genmaicha, la magie fonctionne en deux temps, d’abord sur la première mise en bouche du plat avec le thé puis quand le jus de volaille, légèrement toasté, est versé sur le plat. Il faut alors boire à nouveau le Genmaicha, pour ressentir l'harmonie gustative totale que nous souhaitions produire » commente le chef.L’exemple parfait d’un chef sommelier qui comprend l'importance des procédures pour atteindre l'harmonie des sens et la santé esthétique dans un repas préparé de manière cérémonieuse, y compris la sélection stricte des feuilles de thé, l'eau au pH neutre, la température idéale et une infusion bien coordonnée pour une expérience pairing totale et envoûtante.
Plus d'informations : https://greentea-jfoodo.jetro.go.jp?utm_source=michelin&utm_medium=collab&utm_campaign=all&utm_content=article
Hero Image : Xavier Thuizat / Photo : Florian Domergue.