Comme souvent en cuisine, en apparence, ça a l'air simple. En matière de lièvre à la royale, on entend souvent qu'il y aurait deux grandes Ecoles : une recette historique, dite façon Antonin Carême, illustre maître-queux (1784-1833). Et une version plus tardive, inventée fin 19ème siècle par un sénateur gastronome, Aristide Couteaux (1835-1906) .
Celle que l'on voit le plus, la plus graphique, c'est celle attribuée à Carême : cette fameuse rondelle d'environ 2 cm de viande farcie, largement arrosée d'une sauce noire. L'animal entier est intégralement désossé (à cru), la viande roulée et cuite au bouillon pendant des heures heures, à feu très doux. On va ensuite la farcir avec force abats et foie gras, truffe, oignons, puis la détailler en tranches. La seconde recette, façon « Sénateur Couteaux » est plus rustique. La viande est également désossée, mais confite « à la périgourdine », avec gousses d'ail, purée d'échalotes et vin rouge, là aussi pendant des heures, jusqu’à obtention d’une sorte de compotée moins esthétique visuellement.
Antonin Carême n'a pas créé la recette
Carême, inventeur du lièvre à la royale ? Faux ! s'insurgent ainsi plusieurs historiens contemporains de la cuisine française, à l'instar de Patrick Rambourg. Le « roi des chefs et chef des rois » (comme on le surnommait) n'aurait jamais été l'auteur d'une quelconque recette de lièvre à la royale... Pour la simple et bonne raison qu'il est mort dans la première moitié du 19ème siècle. Or, historiquement, on ne commence à évoquer cette recette qu'à partir de la fin du 19ème siècle. Sans compter que pas une fois le très influent Alexandre Dumas, auteur du Grand dictionnaire de cuisine publié en 1873, ne mentionnera de recette de ce type lorsqu'il évoque Antonin Carême.
Le plat n'a pas été inventé pour le Roi-Soleil
Tant qu'à faire, levons un autre lièvre : faux aussi, ce mythe qui raconte que le plat aurait été inventé pour le Roi-Soleil, amateur de gibier qui souffrait de graves maux de dents. Si Louis XIV avait bien une dentition qui laissait à désirer, selon toute logique, il ne pouvait guère mastiquer qu'une chair effilochée, rendue fondante suite à une cuisson lente et longue... Comme dans la version d'Aristide Couteaux ! Impossible pourtant, Louis XIV étant mort en 1715, et la recette du sénateur n'ayant été publiée qu'en 1898.Henri Babinsky alias Ali-Bab, aurait créé la recette avec sauce brune (la plus connue) au 19ème siècle
Et si, au lieu de parler de lièvre à Carême, on parlait de lièvre à la Ali-Bab ? Car c'est finalement Henri Babinsky, ingénieur des mines Français, grand voyageur et fin palais (fondateur de l'Académie des Gastronomes en 1928), qui fournira le premier, au tout début du 20ème siècle, la recette de ce lièvre roulé et farci telle qu'on la connaît aujourd'hui. L'homme est célèbre pour avoir publié en 1907 (sous le pseudonyme d'Ali-Bab), une célèbre Gastronomie pratique. Dans celle-ci, il explique comment désosser à cru le lièvre, qui est ensuite farci et cuit en ballotine, au vin. Le foie gras et la truffe sont les éléments de base de sa farce, et la sauce est liée avec le sang de l’animal. Problème : si Le Larousse Gastronomique mentionne bien en 1901 (six ans avant Babinsky), une recette similaire... Celle-ci n’est jamais citée par Auguste Escoffier dans son incontournable Guide Culinaire, également paru en 1901. Le père de la gastronomie moderne mentionne bien un plat de lièvre, mais farci à la Périgourdine, sans foie gras et avec une sauce au vin blanc (et non rouge). Etrange !Le Sénateur Couteaux a bien inventé une autre version
Jeanne Savarin, rédactrice en cheffe de Cuisine des familles, « recueil hebdomadaire de recettes d'actualité », rapporte que le 29 novembre 1898, le sieur Couteaux « sénateur de la Vienne, éminent agronome et brillant écrivain », est congratulé par ses pairs pour une recette qu'il a fait paraître la veille dans le journal Le Temps. « La recette dont il s’agissait était celle du Lièvre à la Royale, et Monsieur Couteaux en était l’auteur » écrit-elle. En 1899, dans sa gazette, la même Jeanne livre une recette assez précise de notre lièvre, allant jusqu'à détailler le sexe et l’âge de l’animal ! Dans celle-ci, la viande n’est ni roulée, ni farcie au foie gras, ni truffée, ni découpée en tranches... Mais bien servie très confite et effilochée. C'est cette recette dite « façon Sénateur Couteaux » que Paul Bocuse et Joël Robuchon mettront à l'honneur près d'un siècle plus tard.
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Photo de Une : © TM