« Immense, angoissante et glaciale. » Voilà les premières impressions de Julia Sedefdjian lorsqu’elle est arrivée à Paris à 17 ans, quittant sa Nice natale pour son premier apprentissage. Elle se souvient, sourire en coin : « Dès octobre, j’appelais ma mère en détresse – c’est elle, avec mes deux grands-mères siciliennes, qui m’a transmis le goût de la cuisine – pour lui demander comment survivre… Elle ne m’a été d’aucune aide. »
Mais la jeune cheffe s’accroche et s’impose rapidement aux fourneaux du bistrot marin Les Fables de la Fontaine, où elle décroche une Étoile au Guide MICHELIN à seulement 21 ans, la plus jeune cheffe à ce jour. En 2018, avec deux associés, elle ouvre Baieta. Une adresse conviviale qui célèbre la cuisine méditerranéenne et provençale, avec un menu accessible dès 60 euros. Le nom du restaurant signifie « baiser » en nissart, le dialecte de Nice.

Alors que résonnent doucement les notes de Feeling Good de Nina Simone, Julia Sedefdjian, aujourd’hui âgée de 31 ans, revient fièrement sur ce parcours hors norme. Elle prépare actuellement un livre de cuisine mêlant recettes et récits personnels. « Au début, c’était une pression de dingue, je n’étais pas prête. Mais aujourd’hui, cette Étoile est devenue un moteur pour mon équipe et moi. Cela dit, je ne perds pas le sommeil à cause du Guide MICHELIN, ce n’est pas le but. »
Aujourd’hui, Julia consacre son temps libre à éveiller la curiosité de son fils de quatre ans, à soutenir des causes qui lui tiennent à cœur – comme l’enseignement de la cuisine à des lycéens défavorisés, ou encore l’accompagnement de femmes en situation de précarité ou de réfugiées – et à enchaîner les épisodes de la saison 4 de The Bear, la série américaine devenue culte mettant en scène la cuisine dans un cadre familial. « La cuisine, c’est un langage universel. Même si la série est américaine, elle parle à tous les pros du métier. Elle montre avec justesse comment la passion peut nous pousser à bout, on l’a tous vécu à un moment ou un autre. »

Julia a fini par se réconcilier avec la capitale qui l’intimidait tant au début, comme en témoignent ses bonnes adresses parisiennes.
Vous avez choisi d’ouvrir Baieta dans le 5e arrondissement parce que c’est un quartier très tourné vers la gastronomie ?
(Elle rit) Pas du tout, c’est un pur hasard… Moi je suis niçoise, mes associés sont martiniquais. On avait bossé six ans dans une cave du 7ᵉ, donc on n’avait aucune idée du potentiel du quartier.
Juste à côté, il y a Alliance, un autre restaurant étoilé qui nous a accueillis à bras ouverts. Contrairement à Baieta, Alliance coche toutes les cases d’une grande maison. J’aime ce côté très codifié : la décoration est épurée et la cuisine de Toshi toute en finesse, j’adore son plat signature avec les mini-pommes de terre Alliance.
Un peu plus haut, il y a Le Boulanger de la Tour. Tous les samedis, c’est devenu une tradition, on passe y prendre des viennoiseries pour le déjeuner d’équipe. Moi je prends toujours un croissant classique. Leur pâte feuilletée est à tomber.
Et si on préfère un digestif à un petit-déj, direction le 1802, le plus grand bar à rhum de Paris, à l’hôtel Monte Cristo. Le barman vous fait manipuler du bois, de la céramique ou du verre pour créer un cocktail inspiré de la matière qui vous attire le plus. J’avais d’abord choisi le bois… puis j’ai tout essayé !

Si on n’a pas de limite de budget, où est-ce qu’on dîne ?
Dans un palace, bien sûr ! J’adore le George V, c’est le premier que j’ai découvert. À l’époque, je commandais juste un cocktail au bar, en ne me sentant pas trop à ma place, mais fascinée, parce que ces lieux sont majestueux, remplis d’histoire. Aujourd’hui, au restaurant Le George, une-Étoile et une-Étoile Verte au Guide MICHELIN, la cuisine de Simone Zanoni me parle, notamment par son côté italien (mon père est arménien, mais j’ai aussi du sang italien). Parfois, je rêve d’être cheffe dans un palace, mais pas à Paris, plutôt dans le Sud, au Negresco par exemple.
Une adresse sympa où aller avec un enfant ?
Pas évident. Je dirais Le Petit Panisse. J’adore ce nom qui évoque une spécialité niçoise, même si rien à la carte n’est du Sud. Mais on y mange super bien, avec une formule du midi à petit prix. La dernière fois, j’ai pris du porc au ketchup à l’abricot, puis une panna cotta avec fruits secs, huile d’olive et fleur de sel. Une tuerie.
Mon fils est dans sa période jus de litchi, donc on va souvent chez Petit Bao. Les plats sont servis sur des plateaux en métal, très pratiques pour les enfants. Il devient difficile, mais il adore cuisiner depuis qu’il a 1 an. Je lui répète qu’on ne gagne pas sa vie comme ça, mais à peine arrivé chez Baieta, il me lance : « Mamoun, on va en cuisine ! » Il a deux mamans : je suis Mamoun, et l’autre, c’est Maman. (Elle nous montre une vidéo où il prépare des œufs brouillés comme un pro.)
D’après cette vidéo, ta cuisine est bien équipée ! Où trouves-tu ton matériel ?
Je suis accro à Kama-asa, une boutique spécialisée dans les ustensiles japonais. Je veux tout acheter à chaque fois. La dernière fois, j’ai craqué pour un petit barbecue au charbon et une pince en inox avec cuillère intégrée pour le dressage. Une trouvaille ! Oui, je suis une obsessionelle…

Et pour les livres de cuisine, quelle est votre adresse fétiche ?
La Librairie Gourmande, sans hésiter. Déborah y donne toujours de bons conseils. Mon livre préféré ? Imprégnation, d’Anne-Sophie Pic. Cette cheffe a une telle humilité, une telle aura. Je suis une véritable admiratrice. Quand elle parle de sa cuisine, ça a l’air simple, mais on comprend vite pourquoi elle a décroché trois Étoiles.
Un lieu pour souffler un peu ?
J’aime les lieux chaleureux où je peux retrouver des amis. Dans mon quartier, Charonne, il y a The Bluebird, pour ses cocktails impeccables et sa déco marine un peu kitsch. Si je termine tôt, je vais parfois boire un verre toute seule à Notre-Dame Musique Bar, un bar audiophile rempli de vinyles. La musique est essentielle pour moi. Il y en a tout le temps chez Baieta, de Beyoncé à du zouk, en passant par le compas et le jazz. Quand je mets Etta James dès le matin, parfois la brigade râle : « Non cheffe, c’est pas l’ambiance aujourd’hui… »
Enfin, Paris, ça a quel goût ?
(Réfléchit) Un grain de sel… Parce que je trouve que cette ville vous offre toujours un petit truc en plus.
Mots de Marie-Noëlle Bauer.
Hero image: la cheffe Julia Sedefdjian du restaurant Baieta à Paris. © Roch Debache/Baieta